Et s’il n’était plus suffisant aujourd’hui de préparer ses cours chez soi ?
Mai 2008. À l’école Ste Odile, des projets de rénovation des bâtiments ont été introduits auprès de la Région wallonne. Subventions UREBA aidant, un vaste grenier sera aménagé en salle polyvalente. Et juste à côté de ce grenier, six chambres jadis occupées par la congrégation des religieuses à l’initiative de l’école. Dans ces chambres, du matériel scolaire excédentaire ou vieillissant, les archives de l’école, les rames de papier pour la photocopieuse. Et voilà qu’une question est posée lors d’une réunion du PO : et si ces chambres étaient aménagées pour permettre l’organisation d’activités pédagogiques ? L’idée est surprenante. Elles ne peuvent pas accueillir beaucoup de monde : deux ou trois personnes peuvent y travailler. Et si ces chambres n’étaient pas destinées aux enfants, mais aux enseignants ? L’idée est saugrenue. Il y a déjà une salle des profs : on peut s’y retrouver, y prendre une tasse de café pendant les récréations, revoir des préparations lors d’une heure de fourche, faire les photocopies manquantes pour les élèves (ou les profs…) distraits. Alors, les profs ont-ils vraiment besoin de ces petits locaux ?
L’organisation du travail scolaire, tant du côté des élèves que des enseignants, tend à distinguer deux lieux essentiels : la classe et le domicile. Pour les élèves et les enseignants, la classe est le lieu principal de l’activité pédagogique : c’est là qu’on y transmet les savoirs ou, version plus conforme au prescrit légal, que l’on apprend à apprendre. Le domicile est pour l’enseignant le lieu où il prépare ses leçons, et pour l’élève, le lieu où il étudie, revoit la matière, réalise les travaux ou les devoirs demandés. Or dans un contexte de remodelage de la place et des missions des institutions éducatives, il convient de s’interroger sur les pratiques les plus habituelles. La segmentation des espaces et leur affectation sont de celles-là.
Multiplier les lieux pour diversifier les temps
Et s’il n’était plus suffisant aujourd’hui de préparer ses cours chez soi ? Après tout, le directeur d’une école a notamment pour mission d’assurer l’encadrement pédagogique de ses enseignants. En outre, dans une approche collégiale plus aboutie, il ne s’agirait pas seulement de s’accorder sur des « objectifs » communs (le terme reste trop imprécis pour être pleinement opératoire) mais de se mettre au travail ensemble, par exemple en rédigeant les questions ou les épreuves qui permettront de vérifier l’acquisition des compétences visées. Or, dans les établissements scolaires, il manque de lieux qui permettent de se consacrer pleinement à une telle approche : la salle des profs ne s’y prête guère ; le local multimédia doit rester accessible pour d’autres fonctions. On peut alors trouver refuge dans une salle de classe, mais y dispose-t-on de tous les accessoires requis par la préparation de leçons ?
Et si aucun travail à domicile n’était demandé à l’élève ? Après tout, n’est-ce pas l’une des implications du serment de Socrate : « Je m’engage à mettre toutes mes forces et ma compétence au service de l’éducation de chacun des élèves qui me sera confié » ? Il revient dès lors à l’enseignant de privilégier les moments où il peut effectivement permettre à « chacun » d’accéder à l’apprentissage. Dès lors que le plus fort du travail de l’élève se déroule à son domicile, dans des situations diverses et hétérogènes que l’enseignant ne peut bien évidemment pas contrôler, les écarts se creusent.
Cela étant, en classe, les élèves ne progressent pas au même rythme : c’est là une contrainte majeure dans l’organisation des apprentissages scolaires. Comment gérer l’hétérogénéité ? Comment assurer que les moins rapides parviendront à acquérir les compétences minimales requises ? Comment résister à la pression des élèves les plus rapides et à celle de leurs parents, pour continuer à aller de l’avant ? Si les apprentissages continuent de se calquer sur le mode « classique » (au double sens du terme), il est fort probable que la gestion des rythmes gardera longtemps encore son statut d’aporie pédagogique. Et si, pour ce faire, on dissociait le travail de chacun des élèves et la composition des classes ? Et s’il existait des lieux où les élèves les plus rapides pouvaient vaquer à d’autres activités ? Et les moins rapides, être accompagnés plus étroitement dans leur travail ?
Cela implique, on l’aura compris, de continuer la révolution copernicienne à laquelle le décret Missions a invité. Il faudra faire encore un peu de chemin pour placer l’apprenant au centre du dispositif d’apprentissage. Parce que l’organisation spatiale et temporelle des établissements scolaires est l’héritière d’un projet éducatif et politique où la salle de classe, l’internat, le gymnase, la salle d’études, et parfois la chapelle, étaient les hauts lieux de l’encadrement, de la surveillance et du contrôle exercés sur des générations d’écoliers. Il leur revenait de consacrer les efforts à l’acquisition du Savoir et à adopter le code de (bonne) conduite physique, morale et spirituelle. L’enseignement était alors largement codifié sur la base de manuels qui indiquaient tout à la fois la marche à suivre et le contenu à aborder : pour le professeur, disposer d’un bureau personnel n’était pas utile.
À l’école Ste Odile, les petits bureaux de l’étage n’ont pas (encore) été vidés de leur contenu. Le seront-ils un jour ? Les instituteurs verront-ils un intérêt à y placer un ordinateur, des ouvrages de référence, des sources documentaires… ? Et plus tard peut-être, à imaginer un autre mode d’organisation du travail en classe, où l’ambition ne sera pas de faire toujours plus, mais peut-être moins et mieux, ou autrement.
Les changements radicaux, on le sait, font peur. Mais le ronron des routines quotidiennes ne parvient pas toujours à occulter les effets tout aussi redoutables de l’ennui, du désengagement et du renoncement. Parce qu’à ce moment, la relation éducative n’est plus qu’une sorte de simulacre, générant un sentiment de vide et d’inutilité peu propice à l’épanouissement individuel et à la sérénité collective.