Depuis ces cinq dernières années, les neurosciences ont fait leur entrée dans le monde scolaire. Mais que sont les neurosciences, et que recouvrent-elles ? Est-ce si évident, de croiser les neurosciences, ancrées dans les sciences exactes, avec les sciences de l’éducation qui relèvent des sciences humaines ? Et comment penser une formation continuée pour les enseignants ?
Les neurosciences s’intéressent à la naissance et au développement du système nerveux, à son organisation et à la façon dont il produit des comportements. Elles sont éclairées par la génétique, la biologie, mais aussi la psychologie. Le décryptage des processus complexes du cerveau est essentiel à la compréhension du développement de l’être humain, tant dans l’organisation de ce que l’on appelle « les fonctions cognitives », comme la perception, le langage, l’attention, les émotions, la pensée, la conscience, que dans la compréhension de son comportement, par rapport à son histoire, individuelle ou collective et surtout, par rapport à son avenir.
L’organisation neurale compte des millions de milliards de connexions. Un des défis majeurs des neurosciences est donc de comprendre la complexité de l’organisation du système nerveux pour comprendre les bases neurales de son fonctionnement. Il est important de comprendre le fonctionnement de l’interaction des cellules nerveuses entre elles, liée à l’environnement, qui a pour conséquence, l’organisation de ces fonctions cognitives, et donc, l’apprentissage. C’est donc un des intérêts majeurs pour le monde de l’éducation de comprendre ces processus.
Le champ des neurosciences et celui de l’éducation partagent le même « objet » d’étude, le cerveau. Les uns mènent des recherches sur le cerveau, les autres « travaillent » avec le cerveau ; les neuroscientifiques déterminant l’ontogenèse des bases neurales, les enseignants développant les fonctions cognitives en situation réelle d’apprentissage. Connaissances scientifiques et pratiques d’enseignement semblent donc indissociables. La discipline des neurosciences de l’éducation se situe entre la recherche neuroscientifique et la pratique de la formation à tous les âges de la vie.
Penser l’éducation aujourd’hui, c’est inévitablement tisser des liens entre ce que nous avons compris de notre humanité depuis des siècles au sein de tous les champs disciplinaires, ce que nous savons à ce jour du fonctionnement du cerveau, et ce que nous apportent les disciplines émergentes dans un monde qui évolue rapidement. En ce sens, les neurosciences prolongent l’histoire pédagogique, elles ne la remplacent pas. Elles interrogent néanmoins certaines théories de l’apprentissage, et donc inévitablement notre rapport au savoir et aux apprenants dans la relation pédagogique.
Avant l’imagerie cérébrale, nous n’avions guère de moyens d’observer le cerveau en activité. Nous étions surtout nourris d’hypothèses, pour autant, certaines ont pu être validées, comme celles de l’éducabilité cognitive, ou invalidées, comme l’existence de la bosse des maths. Pour commencer, nous pourrions dire que le premier principe mis en avant par les neurosciences est que notre cerveau évolue tout au long de notre vie, et que l’intelligence n’est pas fixe. À partir de là, nous pourrions retenir deux concepts fédérateurs, même s’ils ont peu à peu glissé vers le langage commun : la plasticité cérébrale et l’épigénétique. Traiter de l’information, c’est connecter des neurones, des réseaux de neurones, qui n’agissent pas seuls, mais avec d’autres cellules, qui vont recevoir et transmettre de l’information. Nos connexions se modifient en permanence sous l’effet de notre activité neurale, de notre environnement et de nos apprentissages. Notre cerveau est doué d’une incroyable plasticité, c’est-à-dire qu’il est capable de se réorganiser en fonction des expériences que nous vivons. Pour s’adapter à son environnement, des connexions se créent, se consolident, ou s’affaiblissent et disparaissent. Ce processus dure tout au long de la vie.
Essayons de comprendre maintenant ce que l’on appelle l’épigénétique. La génétique est la science qui étudie les caractères héréditaires des individus, leur transmission au fil des générations et leurs variations (ADN, gènes, mutations…). L’épigénétique étudie la modulation de l’expression du patrimoine génétique en lien avec l’environnement. Des marqueurs chimiques (appelés groupe méthyles) peuvent modifier le sens des messages des gènes. Ils peuvent activer ou désactiver les gènes qui ont donc différentes façons de s’exprimer. Ce champ de recherche dément en partie la fatalité génétique.
L’épigénétique et la plasticité cérébrale nous disent une chose fondamentale : rien n’est statique ou figé chez l’être humain. Cette organisation génétique et neurale va évoluer en fonction de notre environnement, tout au long de la vie. Pourtant, l’école laisse peu de temps au temps, et parfois, elle doute même de l’évidence de la « modifiabilité » de l’être humain. L’intelligence n’est pas fixe, l’être humain se transformera grâce ou à cause de facteurs multiples. En conséquence, concernant l’éducation des enfants, unir les neurosciences aux apprentissages n’est pas une pratique, c’est un projet éthique qui engage la responsabilité de tout un pays par rapport à son système scolaire.
Dans le domaine de l’éducation, il semble indispensable de comprendre le cerveau comme un organe d’apprentissage, et cela recouvre, en autres : le fonctionnement de la mémoire, du système attentionnel, de la conscience, le développement du langage, la connaissance neurologique des liens entre cognition et émotions ou encore entre cognition et motivation. La connaissance approfondie de ces contenus par les enseignants enrichirait leurs pratiques didactiques et pédagogiques, qui seraient plus adaptées à ce que l’on sait aujourd’hui du fonctionnement neurologique d’un enfant en apprentissage. Par exemple :
– connaitre la vigilance attentionnelle d’un enfant, associé à la connaissance des moyens de la favoriser ;
– comprendre le fonctionnement des mémoires afin d’adapter l’apprentissage et les moyens pédagogiques qui la favorisent ;
– comprendre que la motivation est avant tout un facteur biologique et neurologique, dépendant du circuit universel de la récompense, et bien sûr, du plaisir.
La formation des enseignants aux neurosciences éducatives ne peut pourtant pas se concevoir comme une méthode à appliquer. Ce terme « méthode » fait partie intégrante du métier des enseignants et de fait, suscite des attentes en termes d’outils pédagogiques. Les enseignants ne sont pas des applicateurs de recettes ni des exécutants passifs. Les neurosciences ne sont pas prescriptives d’une bonne manière de faire, en balayant, d’un revers de main, la didactique et la pédagogie. Les neurosciences n’ont pas non plus pour rôle de dicter une conduite pédagogique aux enseignants. Travailler au sein de cette alliance entre neurosciences et éducation provoque une rupture épistémologique qui bouscule les représentations de l’apprentissage, chez les neuroscientifiques comme chez les enseignants. Si les neurosciences interrogent l’école, l’école doit aussi interroger les neurosciences. Les représentations de la réalité professionnelle des uns et des autres, riches par leurs différences, doivent engager un projet ou personne ne se sent invalidé dans sa pratique ou écrasé par le pouvoir d’un champ disciplinaire particulier.
La formation en neurosciences ne devrait pas non plus se situer dans une logique de « Top Down » (l’université qui sait) par rapport à l’école (qui ne saurait pas). Cette formation devrait reposer sur une coconstruction des savoirs neuroscientifiques en lien avec la spécificité de l’école. Elle ne peut se concevoir que dans le partage égalitaire des savoirs entre universitaires et enseignants. Le champ des neurosciences éducatives offre une possibilité de collaboration solide entre les universités et les écoles sur des protocoles de recherche à cocréer. Cette coopération aurait l’avantage de permettre de lâcher prise avec les certitudes des uns et des autres ; de favoriser le doute, l’ouverture au débat, à l’écoute, à la polémique et à la créativité. La recherche fondamentale est nécessaire, tout autant que son investissement dans la pratique. Ce sont deux entités indissociables non hiérarchisées qui se vivent dans une coprofessionnalisation transversale et transdisciplinaire. Si les enseignants ont leur place à l’université comme chercheurs associés, les universitaires ont la leur dans les établissements scolaires, pour se confronter au réel du terrain scolaire. Favorisons la collaboration entre universités et écoles sur des initiatives pédagogiques de neurosciences éducatives, et favorisons le partage de ces initiatives avec tous les pays qui se lancent dans cette démarche. Cela présenterait plusieurs avantages : celui entre autres, de sortir de l’ethnocentrisme professionnel, mais celui aussi de se nourrir des extraordinaires richesses des résultats de travaux déjà entrepris par plusieurs écoles du monde.
Plus que jamais l’école et l’université ont un rôle de formation de la pensée critique : une pensée qui accepte la multiplicité des points de vue et des éclairages. Entre les écoles alternatives orientées vers l’autonomie de l’enfant, et les écoles dites traditionnelles tournées davantage vers la transmission de la connaissance, les neurosciences proposent un regard scientifique sur l’apprentissage. Les échanges de savoirs entre les deux communautés engagent dès aujourd’hui de belles perspectives sur le chemin du devenir de l’école et de l’université.