10 Défis

Quels défis pédagogiques se posent à tous les praticiens-chercheurs et en quoi ce débat peut-il inspirer le Pacte et les politiques éducatives?

La tentation est grande dans l’état actuel de l’école de se réfugier dans une stricte observance de prescriptions pédagogiques rassurantes, tant sur un plan personnel, pour sa propre survie dans la profession, que sur un plan collectif, pour une efficacité espérée des apprentissages dits de base. Mais, toujours dans l’état actuel de l’école, se lancer tous à la fois dans des pratiques socioconstructivistes et dans des pratiques de régulation démocratique et coopérative des relations dans la classe et dans l’école, risque de nous mener, individuellement et collectivement, à l’épuisement.

Défis pour les enseignants

Freinet nous a d’une certaine manière montré la voie, en alternant méthode naturelle de lecture et compostage lettre à lettre pour imprimer, texte libre et drill de grammaire par fiches autocorrectives, créations mathématiques et drill de calcul par fiches aussi… Et aujourd’hui avec les éclairages des multiples recherches en éducation et sciences humaines, il s’agit de poursuivre ces combinaisons, de mobiliser les différents acquis et d’alterner les méthodes en fonction des situations et des besoins, de faire à la fois preuve de continuité et régularité pour les objectifs d’apprentissage et de souplesse et variété dans les approches.

« Les communautés d’apprentissage professionnelles devraient être plus développées et pourraient devenir le cœur de la formation continuée. »

Pour nous, quatre défis s’imposent aux enseignants aujourd’hui, quatre défis interdépendants : comment résister à l’individualisation et à la logique de performances individuelles (l’excellence!) pour favoriser un collectif-classe d’apprentis chercheurs; comment tenir sa place d’adulte assumant son autorité tout en faisant place aux jeunes et en partageant le pouvoir; comment favoriser et maintenir chez les élèves l’intérêt, la mobilisation et la capacité à donner du sens aux activités scolaires tout en maintenant des exigences de mémorisation; comment assurer une certaine durabilité, une certaine robustesse à chaque praticien chercheur et à chaque équipe éducative.

Exceller, c’est se surpasser et surpasser les autres. L’excellence, c’est la combinaison d’unités (individus, entreprises, unités de recherche, écoles, États) se surpassant chacune et surpassant les autres. C’est cohérent avec la doxa néolibérale productiviste (avec l’EBE et le NPM) et cela conduit à l’épuisement des ressources humaines. Le défi est donc de puiser dans le Pacte ce qui permet de résister à cette logique d’excellence (et à la logique de concurrence entre écoles et entre élèves et donc aussi d’évaluation comparative) pour organiser dans sa classe un collectif robuste et joyeux, d’entraide et de soutien mutuel dans la recherche et les apprentissages, un collectif qui se soucie de chacun et où les plus forts prennent plaisir à et s’enrichissent de l’aide aux plus faibles. Pour cela, les enseignants auront besoin d’alliés (parents progressistes, associations, syndicats…), car les pressions en faveur de la lutte des places restent fortes.

Entre crispations autoritaires ou gestion explicite des comportements et affirmations égalitaires et libertaires des écoles Sudbury, une voie coopérative existe. C’est à l’enseignant d’exiger l’adhésion à la Loi minimale non négociable (1. on est ici pour travailler et 2. on n’est pas ici pour nuire à l’autre), à être garant de la dignité de chacun et à négocier tout le reste de la vie de la classe et de l’école. La pédagogie institutionnelle continue de nous nourrir.

On ne cesse de parler de décrochage pour les élèves et d’abandon de la profession pour les enseignants. Pour les élèves qui ne décrochent pas et pour les enseignants qui n’abandonnent pas, les plaintes portent essentiellement sur le contenu même de leur travail. Nous avons la conviction que c’est une perte de sens, en tant que significations partagées, orientation sociopolitique et valeur ontologique des activités scolaires qui expliquent ces démissions. Le défi est donc de puiser dans le Pacte (et d’y résister dans ce qu’il refuse) ce qui permet de donner du sens à la vie de la classe en donnant du sens à la vie du monde. Il est grand temps de répondre plus et mieux aux questions que les jeunes se posent.

Surtout ne pas bachoter les attendus des référentiels un à un, travailler ce qui permet de faire des liens, ce qui donne du pouvoir sur soi avec les autres, le pouvoir de comprendre et le pouvoir d’agir à travers des dispositifs socioconstructivistes. Mais intégrés à ce qui fait sens et plaisir, des exercices systématiques, des activités d’entrainement, de mémorisation et de répétitions, dans le sens de la pédagogie explicite, sont aussi nécessaires.

Le défi est grand aussi dans les dispositifs socioconstructivistes d’allier avec les élèves implication et distanciation, engagement dans l’activité et explicitation des démarches cognitives. Souvent, l’explicitation gêne l’engagement et l’engagement empêche la conscience de ce qui est travaillé. Il est difficile de faire et de se regarder faire. C’est pourtant cela qu’il faut travailler, à quel moment et comment expliciter, anticiper les malentendus prévisibles et lever les malentendus souvent bien cachés en cours d’activité. Il y a là un important travail plus didactique que pédagogique, car les obstacles épistémologiques sont souvent d’ordre disciplinaire.

Rappelons enfin la fragilité, les ressentiments et les rejets des enseignants par rapport aux réformes en général. Le défi est donc de puiser dans le Pacte ce qui permet aux personnes et aux équipes de (re) trouver de la dignité, du plaisir d’enseigner, de la sérénité dans la classe et dans l’école, de l’endurance et de la robustesse. Et le plaisir et l’endurance au travail passent par la force de son acte-pouvoir individuel et collectif [1]Concept travaillé par Gérard Mendel et les sociopsychanalystes., le pouvoir qu’on détient sur son acte et le pouvoir qu’on tire de son acte. Être auteur des dispositifs qu’on met en place et en ressentir la puissance de grandir et d’apprendre et être auteur collectif de ce qu’on met en place dans l’école et en ressentir la puissance d’émancipation.

Appartenir à un collectif de praticiens-chercheurs, faire de l’école un collectif apprenant, peut-être travailler plus, consacrer plus de temps, mais en tirer plus de plaisir et de satisfaction. Et en même temps se ménager pour durer, sortir de l’angoisse de ne pas répondre aux injonctions paradoxales, recourir à des dispositifs clé sur-porte, ne pas réinventer le fil à couper le beurre et fermer la porte en sortant.

Défis pour les pilotes du Pacte

Pour les pilotes du système éducatif, le problème avec les enseignants est exactement le même que pour les enseignants avec leurs élèves : comment, en même temps, plus et mieux reconnaitre et plus et mieux exiger. Sans reconnaissance, pas de mobilisation, et sans exigences, pas de changements pédagogiques souhaités. La reconnaissance ne doit pas seulement porter sur les personnes et leurs compétences, mais aussi sur leurs conditions de travail et leur inscription sociale et institutionnelle. Par exemple, comment exiger des enseignants des changements pédagogiques allant dans le sens d’une meilleure réussite de tous alors que leur PO et les parents leur demandent encore, et continueront à leur demander malgré le Pacte, une sélection sévère, et donc des échecs, comme seul gage de qualité pédagogique ?

Dans l’explication des difficultés de l’école, c’est seulement en reconnaissant la force des facteurs exogènes (les conditions organisationnelles, institutionnelles et sociales de l’exercice du métier) que les enseignants accepteront de travailler sur les facteurs endogènes (pédagogiques et didactiques).

Plus et mieux reconnaitre et plus et mieux exiger passe par l’égale reconnaissance par les uns et par les autres des savoirs d’expériences et des savoirs d’expertises. Trop souvent, les cadres pédagogiques ne reconnaissent pas les savoirs d’expériences et les praticiens ne reconnaissent pas les savoirs d’expertises. Pour nous, les changements pédagogiques ne pourront avoir lieu qu’à travers la réconciliation de ces deux mondes. Et cette réconciliation ne peut se faire qu’en se donnant un projet commun où la place de chacun est reconnue et le pouvoir partagé.

Deux ressources du Pacte devraient être beaucoup plus affirmées et renforcées : e-class et les CAP. À la fois pour nourrir leurs pratiques et pour dégager du temps pour des recherches personnelles, les enseignants ont besoin de ressources facilitatrices comme celles qu’on peut trouver sur e-class. Son accès devrait être facilité et sa consultation développée.

Les CAP (communautés d’apprentissage professionnelles) devraient être beaucoup plus encouragées et développées et pourraient devenir le cœur de la formation continuée, non seulement en interécoles comme prévu par le Pacte, mais aussi et surtout internes à chaque établissement. C’est en favorisant des collectifs apprenants de ce type, en leur fournissant des ressources et en leur accordant toute confiance que les enseignants pourront entrer dans un projet de transformation de leur métier et de leur institution[2]Il y a 80 ans que les ménagères de Lewin nous le rappellent….

De nombreux enseignants sont déjà engagés collectivement dans ce sens. Les mouvements pédagogiques comme le nôtre (CGé), mais aussi les autres[3]GBEN (GFEN), Éducation populaire et ICEM, CEEPI, CEMEA, GEM, CREM, Réseau Idées, Hypothèses… ont une longue tradition de croisement de savoirs d’expériences et d’expertises. Faire mouvement pédagogique, c’est très exactement tenter d’impulser des changements pédagogiques comme le veut le Pacte. Une première action consisterait déjà à reconnaitre leur existence, les valoriser, les soutenir et les aider avec un cadre facilitateur.

À CGé, nous organisons depuis très longtemps différents groupes de travail en commun, des accompagnements d’équipe en école, des groupes d’accompagnement et d’analyse des pratiques, des EPIs (Équipe de pédagogie institutionnelle)… avec une méthodologie bien rodée d’écriture et d’analyse de situations concrètes insatisfaisantes inspirée de l’Entrainement mental. Ces pratiques pourraient utilement inspirer les CAP naissantes.

Côté exigence, un contrôle, avec sanctions, est bien sûr nécessaire, mais il doit absolument être dissocié du travail réflexif. Ce contrôle devrait d’ailleurs aussi être exercé sur les directions et les PO. Il n’est pas certain que les plus rétifs aux objectifs du Pacte soient les enseignants… Il est impossible d’évaluer les métiers impossibles[4]Gouverner, éduquer, analyser, les trois métiers impossibles d’après Freud.  et indispensable d’y renoncer. S’il est nécessaire de contrôler et sanctionner des actes répréhensibles dans un cadre juridique qui les définit et en définit le traitement juridique, il est indispensable d’installer un climat de confiance et de miser sur un travail réflexif en équipe libérée de toute évaluation par la hiérarchie.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Concept travaillé par Gérard Mendel et les sociopsychanalystes.
2 Il y a 80 ans que les ménagères de Lewin nous le rappellent…
3 GBEN (GFEN), Éducation populaire et ICEM, CEEPI, CEMEA, GEM, CREM, Réseau Idées, Hypothèses…
4 Gouverner, éduquer, analyser, les trois métiers impossibles d’après Freud.