Rupture et reliement (*)

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaines d’or d’étoile à étoile et je danse.[1]Arthur Rimbaud Illuminations

Danse et littérature

Je viens du verbe. J’ai toujours aimé les mots, j’ai toujours aimé lire. Je préférais enfant m’enfermer dans ma chambre plutôt que d’aller jouer avec les autres au dehors. « Tu n’as jamais été une joueuse, mais une liseuse m’a dit encore dernièrement ma sœur ». Je l’ai un peu délaissée pour les livres. Elle m’aurait aimé moins solitaire.
Mon goût pour la lecture m’a amenée tout naturellement vers des études de lettres. Lire et écrire, faire lire et écrire seront donc mes objets d’étude et d’enseignement. Une fois enseignante de français, je me suis aperçue des limites de l’enseignement par le verbe seul. Il me manquait du corps.

Avec une surprise naïve, j’ai découvert que tous mes élèves du collège n’aimaient pas lire, que la lecture n’allait pas de soi et qu’écrire leur faisait peur. Certains n’avaient pas accès pour certains aux textes que j’avais aimés enfants et c’est d’abord avec colère et mépris que je considérais certains. En France, dans notre pays très cartésien, l’intellect est roi !

Maitriser la langue pour communiquer est vital, c’est une des clés pour entrer en relation avec les autres et trouver sa place dans la société. Certains de mes élèves en difficultés, qu’elles soient liées à leurs origines, à leur milieu social ou familial, à leur handicap, n’avaient pas accès à ces clés et de nombreuses portes allaient se fermer. Il m’a fallu pour leur redonner des clés rompre avec l’éducation que j’avais reçue et celle que je tentais de transmettre. Il m’a fallu « apprendre par corps ». Il m’a fallu me défaire de mes préjugés pour que ma considération des élèves en échec scolaire puisse changer et pour que je puisse faire évoluer mes pratiques professionnelles.

Danse avec les places

La danse contemporaine a été l’auxiliaire de ces transformations. J’avais déjà fait de la danse enfant, de la danse classique comme beaucoup de petites filles qui rêvent tutu de tulle et chaussons roses. Les cours m’avaient vite ennuyée, la danse y était trop codifiée et le corps trop corseté.

J’ai renoué avec la danse dès mes premières années d’enseignement, car j’ai compris la nécessité pour le métier d’une bonne condition physique et d’une excellente hygiène de vie. La danse alors pratiquée est la danse contemporaine, dont la danse contact improvisation[2]La danse contact improvisation s’est développée aux États-Unis dans le courant des années 1970, par un groupe de danseurs, menés par Steve Paxton et Nancy Stark Smith.. Patricia Kuypers … Continue reading . Elles font une part belle au collectif et à « la répartition démocratique » du mouvement dans le corps. Art de l’espace et art du mouvement, la danse aide à avoir une conscience de sa place dans la classe, de ses déplacements. Elle offre l’opportunité d’appréhender le langage non verbal. Le corps dit parfois ce que la parole ne peut.

J’ai appris ainsi à voir mes élèves dans leur globalité. J’ai aussi appris à me taire, à ne plus avoir peur du silence. J’ai pris conscience de la multiplicité des intelligences — kinésique, organisationnelle, sociale — pour rompre avec le diktat de l’intellect. Ma relation avec mes élèves s’est trouvée transformée, je les ai davantage écoutés. J’accepte maintenant qu’ils soient autres. Je considère leurs différences non comme une menace, mais comme une richesse. J’accepte qu’ils ne soient pas moi, qu’ils puissent aimer autre chose que les livres, qu’ils aient d’autres voies pour apprendre et avancer. Recourir à la mise en voix, en espace et en situation est un moyen de faire comprendre notre littérature à des élèves à qui la lecture répugne. Considérer l’acte d’écrire comme une activité qui engage le corps permet de lever certains blocages dans l’enseignement de la langue.

En ce qui me concerne, apprendre par corps grâce à la danse après avoir appris par tête a été une rupture, mais aussi un « reliement ».

« Reliement », contraire de rupture et de repliement

La danse est un de ces moyens privilégiés de « reliement » à soi, aux autres et au monde. Elle est mains qui se tendent, se retirent et se donnent. Elle est pieds qui foulent, frappent, parcourent la terre. Elle est pas dans les pas. Elle est peau qui touche l’armure, qui fait passer d’un corps de défense à un corps de contact. Elle est jet de vie pour sortir de l’ornière. Elle est inclusion[3]L’école a été affirmée inclusive en France par la loi de Refondation de l’école du 8 juillet 2013. dans le cercle de ceux qui sont en rupture de ban à l’école. Elle leur permet d’entrer dans la ronde, elle leur apprend à entrer dans le monde.

Je mène depuis maintenant presque quinze ans un atelier de pratique artistique en danse contemporaine avec une danseuse et chorégraphe Marie Cambois dans le collège Julien Franck de Champigneulles où je travaille. Sa vocation est de faire se rencontrer tous les élèves qu’ils viennent de l’enseignement général, de la SEGPA [4]Dans le système éducatif français, au collège, les sections d’enseignement général et professionnel adapté – SEGPA – accueillent des élèves présentant des grandes  … Continue readingou de l’ULIS [5]Les unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS) permettent l’accueil dans un collège, un lycée général et technologique, ou un lycée professionnel d’un petit groupe … Continue reading autour d’un projet fédérateur. Notre corps fragile et vulnérable, et la conscience que l’on en a nous relie les uns aux autres. Il est notre « en commun ». Faire sortir de l’isolement mortifère, renouer le lien humain défait, raccorder les gestes, les mots, les mémoires, les désirs et les rêves, réhabiliter les émotions et offrir un nouveau « partage du sensible [6]RANCIERE Jacques, Le partage du sensible, Esthétique et politique, Paris, La fabrique éditions, 2000» , tel est l’enjeu des pratiques artistiques qui travaillent de manière souterraine à la cohésion des corps qu’ils soient individuels ou sociaux. Ces pratiques devraient être davantage privilégiées à l’école, car elles aident à la construction individuelle qui ne peut se faire véritablement que dans le collectif. Les pratiques comme la danse qui développent coopération, responsabilité et sensibilité sont à la fois rupture avec une éducation traditionnelle et moyen de prévenir et de guérir les ruptures.

(*)[7]J’emprunte ce mot à Dominique Dupuy, un danseur et chorégraphe français. Il existe aussi la reliance, chère à Egdar Morin. Je préfère le reliement, plus concret. Il marque davantage … Continue reading

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Arthur Rimbaud Illuminations
2 La danse contact improvisation s’est développée aux États-Unis dans le courant des années 1970, par un groupe de danseurs, menés par Steve Paxton et Nancy Stark Smith.. Patricia Kuypers et Franck Beaubois en sont les représentants parmi les plus connus en Belgique
3 L’école a été affirmée inclusive en France par la loi de Refondation de l’école du 8 juillet 2013.
4 Dans le système éducatif français, au collège, les sections d’enseignement général et professionnel adapté – SEGPA – accueillent des élèves présentant des grandes difficultés d’apprentissage
5 Les unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS) permettent l’accueil dans un collège, un lycée général et technologique, ou un lycée professionnel d’un petit groupe d’élèves présentant le même type de handicap.
6 RANCIERE Jacques, Le partage du sensible, Esthétique et politique, Paris, La fabrique éditions, 2000
7 J’emprunte ce mot à Dominique Dupuy, un danseur et chorégraphe français. Il existe aussi la reliance, chère à Egdar Morin. Je préfère le reliement, plus concret. Il marque davantage l’action, le geste de relier. Dans reliance, on entend alliance. Elle est plus du côté du résultat.