Le début de cette année scolaire a été marqué par une invitation à rêver : rêver, entre citoyens issus de tous horizons, à une école « idéale », c’est-à-dire une école où les valeurs de la démocratie, de la coopération, de la créativité, de la joie seraient à la fois le principe et l’aboutissement de l’apprentissage. Le témoignage d’un prof impliqué dans le projet.
Cette année, nous fêtons le cinq-centième anniversaire de l’invention d’un concept révolutionnaire : l’utopie. En 1516, Thomas More publiait son Utopia, dans laquelle il décrivait une société idéale située sur l’île du même nom. Le lieu n’existant pas (c’est le sens même des mots grecs u-topia), tout ce que permettait l’imagination du penseur pouvait être exposé et soumis à la réflexion du lecteur.
Le 27 septembre dernier, des citoyens de la FWB se sont lancés à leur tour dans l’élaboration d’une utopie. Le mouvement Tout Autre Chose proposait à la société civile de réfléchir à une Tout Autre École – réflexion qui est en train de prendre la forme d’un manifeste à diffuser prochainement[1]Pour suivre l’évolution du projet : http://www.toutautrechose.be/une-tout-autre-ecole-parlons-en.
Quel rapport entre ces deux évènements ? L’île de Thomas More n’avait pas pour vocation d’exister un jour : en sera-t-il de même des idées proposées par les participants du 27 septembre ? Ou au contraire l’utopie imaginée ici désigne-t-elle non pas quelque chose d’irréalisable, mais simplement quelque chose de non encore réalisé – un horizon en direction duquel gonfler les voiles de notre désir d’évolution ?
Rappelons-en quelques mots les faits : en décembre 2014, naissait le mouvement citoyen Tout Autre Chose (frère francophone du mouvement flamand Hart boven Hard), dont l’objectif essentiel est d’affirmer haut et fort qu’il existe des alternatives aux politiques qui sont menées dans notre pays.
Au sein de Tout Autre Chose (TAC) sont nés différents projets, dont la réflexion sur l’école qui nous intéresse aujourd’hui. Concrètement, le 27 septembre dernier, huit-cents citoyens de tous horizons ont débattu dans quatorze lieux de Wallonie et de Bruxelles pour définir les grandes lignes d’une école démocratique, créative, réjouissante, solidaire et coopérative. Depuis, les débats se sont approfondis et les participants en ont tiré des synthèses qui sont en train de donner naissance au manifeste déjà évoqué.
J’ai participé à certaines réunions de coordination et j’ai organisé avec d’autres le débat de Marche-en-Famenne. J’en profite pour préciser que je m’exprime à titre personnel et non comme porte-parole officiel du projet. Et si je me suis inscrit dans le mouvement, c’est parce que j’estime que l’école telle qu’organisée aujourd’hui dans notre pays a encore de larges possibilités d’évolution.
Sur ce point, les membres actifs de TAE et les participants aux débats ne sont pas tous d’accord. Certains sont beaucoup plus critiques que d’autres par rapport à l’école actuelle. Cependant, il y a des dysfonctionnements qui sautent aux yeux de tous. Le premier problème pointé lors des débats est que l’école a tendance à sélectionner et à trier les élèves plutôt qu’à chercher à amener chacun au maximum de ses capacités. Nous n’en sommes pas, comme en France, à n’autoriser l’accès à telle ou telle école supérieure qu’en fonction des points obtenus à un concours. Mais lorsque des profs croient en toute bonne foi que le premier degré commun sert à « faire le tri », lorsque l’orientation vers le qualifiant ou le professionnel est dictée par les points obtenus dans les cours généraux et non par les aspirations profondes des élèves, ou lorsqu’un enfant ou un jeune arrive à penser qu’il n’est pas assez bon pour réussir, notre école, elle aussi, fait fausse route.
D’autant que ce premier problème en engendre un second. Car pour sélectionner, il faut pouvoir évaluer. Et de ce fait l’école accorde une importance démesurée à l’évaluation. Une évaluation chiffrée, qui permet de faire des moyennes, et qui engendre la réussite ou l’échec en fin d’année. Une évaluation qui dit donc à l’élève s’il est bon ou mauvais, et qui lui rappelle que ses apprentissages ont de l’importance… du moins jusqu’à la date de l’interro ou de l’examen. Une évaluation qui détourne l’élève du sens réel de sa présence à l’école, parce qu’on lui accorde trop de place.
Et parce que l’évaluation classe et détermine si un élève est « bon » ou « mauvais », l’école peut aussi être blessante lorsque la réussite chiffrée n’est pas au rendez-vous. Surtout si cette évaluation ne s’accompagne d’aucun commentaire véritablement constructif. Lors de nos débats, nous avons rencontré beaucoup de personnes dont le désir de changement était inspiré par ce type d’expérience négative…
Or, qu’est-ce qu’une école idéale ? N’en serait-ce pas une qui donne confiance ? Qui donne l’impression de devenir grand ? Qui donne le sentiment de mieux comprendre le monde et de pouvoir agir sur lui ? Une école dans laquelle l’enseignant est un accompagnateur, celui qui encourage et qui soutient – et non pas celui que l’on craint, car il juge et sanctionne ? Une école, enfin, qui éduque l’enfant ou le jeune à construire collectivement une société harmonieuse ?
L’école publique a été créée à la fin du XVIIIe siècle dans le souci, entre autres, de former des hommes et des femmes capables de penser par eux-mêmes, conscients de leurs droits et devoirs, capables de proposer au corps social des idées qui lui permettraient d’évoluer. Je crois que nous ne devons pas perdre cet objectif de vue : l’école doit viser à faire de l’enfant un homme ou une femme – et pas simplement un travailleur, un consommateur ou un électeur.
Comment ? En tenant en compte des progrès de la pédagogie, qui proposent depuis longtemps des solutions que nous peinons à mettre en place. En adoptant un regard bienveillant sur l’enfant, que l’école doit a priori considérer comme un être à part entière et entièrement capable de réussir – pour peu qu’il soit mis dans les bonnes conditions. En diminuant la pression sur les élèves, les profs et les directions pour qu’ils puissent tous se consacrer à l’objectif commun qui est la formation et l’épanouissement des jeunes, ainsi que leur éducation à la dimension collective de la vie en société.
Qu’y a-t-il de neuf dans tout cela ? Le Décret « Missions » ne demande-t-il pas déjà à l’école de « promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves » ? De « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures » ? Pourtant les témoignages recueillis lors des débats – et plus simplement les faits observables dans la majorité des établissements de la FWB – indiquent qu’entre l’intention initiale et le résultat effectif, il y a un pas que l’on n’a pas encore tout à fait réussi à franchir – ou du moins pas pour tout le monde. Sans compter que l’éducation à la collectivité n’est, elle, vraiment pas présente dans les programmes.
Pourquoi ? Sans doute parce que, malgré les bonnes intentions des textes et des méthodes, il existe une culture scolaire et sociétale dont nous avons tous (parents, enseignants, conseillers pédagogiques, responsables politiques) du mal à nous départir. Dans une société ultralibérale, où la compétitivité et le chacun pour soi priment, la préoccupation d’élever l’homme et de l’éduquer à la coopération, à la créativité, à la solidarité passe au second plan. Quand en plus les moyens manquent, que la pression administrative s’accroit, que le discours de l’institution se fait lui-même normatif plutôt qu’incitatif, on comprend que certains enseignants se préoccupent plus d’être « en ordre » que de donner du sens à leurs apprentissages.
Si on veut changer les choses, c’est sans doute à nous, les profs, qu’il revient de faire le premier pas. Car c’est nous qui sommes en face des enfants. C’est à travers nous qu’ils voient l’école et la société. Si notre première préoccupation n’est pas l’éveil de l’âme et de l’esprit de chacun des jeunes qui nous sont confiés, alors à quoi servons-nous ? Comptabiliser des points, faire des moyennes, avoir son journal de classe en ordre, se justifier auprès de l’inspection ou des parents, ce n’est pas cela dont nous rêvions lorsque nous avons choisi notre métier. Nous devons, à mon sens, faire le pas de revenir à notre rêve initial.
Thomas More était avant tout un homme politique. Et son Utopie, si elle pouvait ressembler à une douce rêverie, s’apparentait également à un programme politique ; car si on veut faire avancer les choses, il faut savoir vers quel horizon se diriger. Mon vœu, c’est qu’il en soit de même pour cette Tout Autre École : qu’elle soit un projet, dont chacun à présent n’a plus qu’à s’emparer pour mener à bien, là où il est, les évolutions dont nos enfants – et avec eux l’ensemble de la société – ont un urgentissime besoin.
À cette condition seulement, le rêve pourra devenir réalité.
Notes de bas de page
↑1 | Pour suivre l’évolution du projet : http://www.toutautrechose.be/une-tout-autre-ecole-parlons-en |
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