Notre rapport au savoir[1]Référence ici aux travaux de Bernard Charlot, voir par exemple : « La question du rapport au savoir : convergences et différences entre deux approches », Bernard Charlot, revue Savoirs … Continue reading est le produit, la synthèse de notre histoire d’apprenant. Ce produit, cette synthèse évolue avec chaque nouvelle expérience d’apprentissage. À la fois, notre rapport au savoir influence notre manière d’appréhender cette nouvelle expérience et il est influencé par cette nouvelle expérience qui va le renforcer dans ce qu’il est déjà ou le faire évoluer.
C’est un processus dynamique, une stratégie de construction de soi dans le monde, en interaction avec notre environnement social et culturel, lorsque nous sommes confrontés à un savoir nouveau pour nous. Notre rapport au savoir est déterminé — déterminant pour reprendre l’expression bourdieusienne à propos de l’habitus.
Lorsqu’un élève apprend l’accord du participe passé (ou n’importe quel autre apprentissage), il n’apprend pas seulement à accorder les mots entre eux d’une certaine manière, il apprend aussi et intériorise, en fonction du type de situation d’apprentissage, un certain rapport à la langue, à la culture, à la manière d’apprendre, à l’autorité, aux conventions, à soi, aux autres, au monde… Quel rapport au savoir voulons-nous promouvoir et pourquoi[2]« Rapport au savoir et contradictions de l’apprendre à l’école », Le sujet dans la cité, 2017/2, n° 8 ou : « Les méthodes à l’épreuve des finalités », titre des 12es … Continue reading ?
« Tout acte d’instruction est porteur de valeurs, installe un certain type de rapport au savoir et un certain type de rapport social à travers la relation pédagogique et les relations dans la classe. »
Ainsi avec ce même exemple, si j’apprends l’accord du participe passé en écoutant expliquer la règle avec exemples et contrexemples, exercices guidés puis exercices autonomes, je suis invité à prendre une posture de respect des conventions, j’apprends à écrire correctement, à respecter les normes de la langue, je suis dans une posture de soumission au maitre qui explique, à la langue, au savoir, aux règles. Si je l’apprends de manière socioconstructiviste, je suis invité à prendre une posture de chercheur en linguistique parmi d’autres chercheurs avec qui j’échange mes hypothèses, j’apprends la relativité et le sens de la règle, je suis dans une posture de maitrise coopérative de la langue et du savoir. Et surtout dans ce cas, j’entre dans (ou je renforce) une disposition durable en faisant de la langue un objet d’études passionnant plutôt qu’un ensemble de règles à respecter.
Tout acte d’instruction, quelle qu’en soit sa pédagogie, est aussi éduquant et socialisant, est nécessairement porteur de valeurs, installe nécessairement un certain type de rapport au savoir et un certain type de rapport social à travers la relation pédagogique et les relations dans la classe. Dans chaque classe, il y a des filles et des garçons, des forts et des faibles, des plus ou moins riches et des plus ou moins pauvres…, il y a donc des rapports sociaux, des rapports sociaux dans la classe en écho avec les rapports sociaux dans le monde. Que fait-on de cet écho ?
Dans chaque école, il y a des statuts et des rôles différents, une organisation spécifique, un mode de régulations des interactions sociales, des rapports de pouvoirs, un projet d’établissement, des rapports sociaux (employeur, travailleurs, parents, élèves), des choix de recrutement, une population spécifique, des normes, des croyances, des attitudes (dé)valorisées, des pratiques répétées… L’école est une institution dont les caractéristiques institutionnelles et idéologiques entrent en écho avec celles de la société environnante. Que fait-on de cet écho ?
Le parti pris de la pédagogie explicite est de faire comme s’il n’existait pas de rapports sociaux ni dans la classe ni dans la société. Comme si l’institution scolaire ne faisait aucun choix institutionnel et idéologique. Comme si le savoir était déconnecté du monde. On pourrait dire que ces choix n’y sont pas explicités ! Il y a comme une volonté illusoire de neutralité de la science et de neutralité de la pédagogie. Il y a un refus de la prise en compte de la dimension subjective et singulière de l’individu (ce que chacun fait dans sa tête et dans son corps de ce que le monde fait de lui) et de la dimension politique du collectif, dans la classe, l’école et la société, c’est-à-dire ce que le monde fait aux corps et aux esprits, avec violence ou non, physique ou symbolique.
Seul compte non seulement ce qui est explicite, mais encore qui peut être évalué et quantifié, une tendance lourde aussi de nos nouveaux référentiels, d’ailleurs. Pour les apprentissages, concentrer l’attention sur ce qui peut être évalué et quantifié risque d’exclure des apprentissages informels qui nous semblent particulièrement importants, voire d’en faire la contreéducation. L’essentiel est sans doute invisible pour les expérimentalistes : la curiosité et l’esprit de recherche ; la capacité de remise en question, la pensée divergente, l’impertinence et l’esprit critique ; l’anticipation, la capacité à différer et la gestion du temps ; la réflexivité, la décentration et la capacité à se prendre, soi avec les autres en situation, comme objet d’étude ; la gestion de l’incertitude et la prise en compte de la complexité…
Et pour ce qui est des comportements, concentrer l’attention sur ce qui peut être objectivé et sanctionné risque aussi d’exclure le soutien et l’entrainement d’attitudes qui nous semblent particulièrement importants, voire d’en faire la contreéducation. Ici aussi, l’essentiel est sans doute invisible pour les expérimentalistes : la sincérité, la loyauté et la générosité ; l’audace, l’enthousiasme, l’engagement et le sens des responsabilités ; l’esprit d’équipe, le sens du collectif, l’écoute, la médiation et la coopération (au-delà de pauvres indicateurs définis plus haut) ; la patience, l’humour et la flexibilité ; la courtoisie, la cordialité et l’amabilité…
La question est de savoir quel rapport au savoir nous voulons promouvoir par quelle pédagogie, pour quel individu ici et maintenant dans la classe en lien avec les rapports sociaux existant actuellement et pour quel individu dans quelle société plus tard.
L’EBE en réduisant l’enseignement à un acte technique centré exclusivement sur le contenu (et quel contenu ?) prive encore les décideurs, les cadres pédagogiques, les enseignants et finalement toute la société d’un débat sur les dimensions éduquantes et socialisantes de l’acte d’enseigner au profit de « ce qui marche », mais qui marche pour aller où ?
Notes de bas de page
↑1 | Référence ici aux travaux de Bernard Charlot, voir par exemple : « La question du rapport au savoir : convergences et différences entre deux approches », Bernard Charlot, revue Savoirs 2006/1 (n° 10), pages 37 à 43. |
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↑2 | « Rapport au savoir et contradictions de l’apprendre à l’école », Le sujet dans la cité, 2017/2, n° 8 ou : « Les méthodes à l’épreuve des finalités », titre des 12es rencontres nationales de l’éducation (GFEN 2019). Voir Jacques Bernardin bit.ly/41g3Msh |