Si l’on est convaincu de ses bienfaits pour le développement global de l’enfant, la généralisation de la pédagogie extramuros devrait être envisagée. Pour autant, si l’on veut éviter de renforcer les inégalités entre écoles et entre élèves, un tel projet implique une reconfiguration de certains quartiers et un soutien matériel pour les élèves précarisés.
Pour percevoir concrètement les enjeux d’une généralisation de la pédagogie extramuros, il faut commencer par se poser une question de type géographique : où se situe l’école ?
Cet été, Hélène m’a demandé si je pouvais réfléchir avec elle à la mise en place de la pédagogie extramuros pour ses élèves de 3e maternelle, avec une orientation nature. Nous visitons les environs immédiats de l’école munies de cette paire de lunettes. L’école est située dans un quartier de la banlieue liégeoise, à proximité d’un complexe sidérurgique à l’abandon. Malgré une météo ensoleillée, sortir de l’école s’avère peu enthousiasmant. Il faut faire attention presque à chaque pas : les trottoirs sont parfois très étroits et en partie défoncés, ils sont en permanence jonchés de déchets en tout genre, les signes de négligence sont dominants dans le paysage.
« S’interroger sur les inégalités sociospatiales liées à la localisation de l’école. »
Pour arriver au bois, il faut parcourir deux bons kilomètres. C’est beaucoup pour des maternelles, d’autant que sur le trajet, nous n’identifions pas de lieu inspirant où il serait possible de mener une activité en toute sécurité avec les enfants. À l’orée du bois, nous empruntons un chemin carrossable longé par un ruisseau. Lui aussi est encombré de détritus. À gauche, le versant est arboré, mais il est extrêmement abrupt. De l’autre côté du ruisseau, le relief est plus accueillant, mais une installation énigmatique attire notre attention : il s’agit d’un système de captage des eaux dans la colline afin d’assainir le site.
Renseignements pris, il faut se rendre à l’évidence : l’allure naturelle du bois n’est qu’un leurre. Nous sommes entourées d’une végétation qui a colonisé un vallon comblé durant deux siècles par des déchets industriels sidérurgiques et chimiques, puis des dépôts d’immondices communaux. Les eaux de ruissèlement drainent les éléments toxiques du sol (métaux lourds, cyanure, arsenic…). Aucun panneau ne prévient les usagers du site. Emmener les enfants là-bas, le plus souvent possible, comme le plaident certains, ce serait tout simplement irresponsable.
Dès lors, que reste-t-il comme solution pour emmener les enfants dans la nature ? Prendre le bus pour se rendre une dizaine de kilomètres plus loin, dans une vraie forêt publique. Mais alors, il faudra demander aux parents de payer les trajets. Dans ce quartier paupérisé, ça passerait mal. D’autant qu’il faudrait aussi les convaincre que cela en vaut la peine. Et si la sortie est prévue un jour où la météo n’est pas favorable, une bonne partie des enfants ne sera pas équipée convenablement.
Donc, in fine, si Hélène décide de sortir dans la nature avec ses élèves, ce sera une fois par an, à la bonne saison. On est très loin des conditions minimales pour proposer aux enfants de construire une relation positive et profonde avec la nature, et d’y développer leurs aptitudes sensorimotrices.
Si l’on estime souhaitable d’encourager la généralisation de la pédagogie extramuros à l’école fondamentale [1], il est indispensable de s’interroger sur les inégalités sociospatiales liées à la localisation de l’école. Tant que la classe se passait intramuros, la question des facteurs de localisation d’un établissement scolaire ne s’était jamais posée. Maintenant que l’école du dehors est devenue tendance, il y a tout lieu de penser que la cartographie (à réaliser) des établissements qui bénéficient d’un environnement favorable à la mise en œuvre fréquente d’activités extramuros intéressantes révèlerait des disparités énormes.
La liste des points noirs devrait correspondre à la localisation des quartiers urbains où il ne fait pas vraiment bon vivre, notamment par manque d’espaces verts ou de points d’intérêt à proximité, mais pas seulement. Mais bon nombre d’écoles rurales n’ont accès à un espace boisé que moyennant une distance à franchir supérieure à un kilomètre, ce qui est en soi un frein pour les maternelles (le temps de se vêtir, de se déplacer, de mener une activité et de prendre une collation, il est déjà temps de rebrousser chemin). Certaines nouvelles écoles sont isolées, loin de tout noyau d’habitat. Sans parler des problèmes de sécurité routière sur certains tronçons inévitables sans accotement ni trottoir.
Dans quelle mesure l’école a-t-elle le pouvoir d’agir sur cet état de fait ? Partons du principe que l’organisation actuelle de l’espace n’est pas forcément immuable. Chaque situation mérite d’être étudiée de près et les réponses à apporter seront singulières, impliquant plusieurs acteurs du territoire.
L’on pourrait rêver que les pouvoirs organisateurs s’impliquent davantage dans les projets d’aménagement du territoire et saisissent certaines occasions (notamment la réhabilitation en cours des friches industrielles sidérurgiques en Wallonie, ou les quartiers ravagés par les inondations où sont implantées certaines écoles) pour revendiquer des espaces nature/enfants admis, en particulier dans les quartiers populaires où les jardins privés sont rares. Il avait 12,5 millions d’euros à saisir dans le premier appel à projets lancé par le ministre Henry en avril 2021 pour la création d’espaces verts en milieu urbanisé. Des écoles se sont-elles mobilisées à cette fin ? Encore faut-il que la concurrence entre réseaux puisse être dépassée, pour s’allier autour d’un projet commun au bénéfice de tous. Dès lors, il importe peut-être que ce soit à un échelon de pouvoir supérieur que des orientations soient prises en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, pour que toutes les occasions qui se présentent permettent de repenser les espaces publics autour des écoles fondamentales et réparer les situations d’injustice environnementale.
Cela étant, même si l’environnement est favorable, il importe tout de même d’interroger la pression sur le milieu naturel et social qu’engendre la fréquentation régulière de classes d’élèves. Sans parler des lotissements durables qui fleurissent ici et là (cabanes, endroits où s’assoir, tentes, mobilier) : quelles sont les valeurs implicitement portées par ces formes de privatisation du petit bois derrière l’école, au nom du bienêtre de l’enfant ? Le débat mérite d’être posé.
Quand des enseignants avancent le mauvais temps comme motif pour ne pas sortir avec leurs élèves, il leur est volontiers rétorqué qu’il suffit de bien s’équiper.
Même en cherchant au moins cher pour chaque pièce proposée, on arrive à un budget d’environ cent euros. Or un enfant sur quatre vit sous le seuil de pauvreté en Wallonie, quatre sur dix à Bruxelles. À Viva for Life, une enseignante témoignait : « Certains élèves n’ont ni veste, écharpe ou bonnet en hiver. » À nouveau, la question « Où se situe l’école ? » revient sur la table.
Bien entendu, on peut penser à faire un appel au don pour constituer un stock de vêtements et de chaussures à mettre à la disposition des élèves. Mais à partir du moment où il serait encouragé officiellement d’inscrire la pédagogie extramuros dans le projet pédagogique de l’établissement, alors il serait cohérent d’inscrire l’équipement de terrain des enfants dans les subsides, tout comme le soutien à l’aménagement d’un local spécial pour l’y entreposer et pouvoir y faire des crasses.
En conclusion, si l’on veut éviter une discrimination supplémentaire à l’égard des écoles dans les quartiers en difficulté, où les élèves ont sans doute plus que d’autres besoin d’une pédagogie extramuros épanouissante, les pouvoirs publics doivent être mobilisés à tous les échelons.
[1] Pour un argumentaire, une analyse systémique des freins institutionnels et pédagogiques, ainsi qu’une proposition structurante alternative, voir l’ouvrage Dehors, j’apprends, Edipro, 2020.