L’espace-temps collectif indissociable

Le contexte singulier de la crise sanitaire a amené une part considérable du monde du travail à l’utilisation du numérique. Cette mise à distance physique questionne nos manières de faire la classe et de faire l’École.

Notre collectif Tenter Plus [1]Option du régendat sciences humaines de l’HELMo. à Liège a mis cette question au travail. Après moult lectures et échanges entre nous, il nous paraît que l’enseignement à distance produit une série d’effets néfastes et de dérives. Nous défendons et déplions l’idée que les cours en classe présentent des atouts inégalables par rapport au numérique. Ce texte vise donc à questionner l’opportunité de passer à une partie plus substantielle d’enseignement à distance dans le cursus normal de formation des étudiants du supérieur, en particulier dans le domaine du pédagogique, voire des métiers de l’humain. Il n’est pas question de remettre en question l’apport des TICE dans l’enseignement.

Des inégalités accentuéespar la fracture numérique

C’est sans doute le point qui est le plus relayé par la presse spécialisée et par le monde de l’éducation. Cette fracture va bien au-delà du problème technique qui pourrait être résolu par un investissement en matériel spécial lié à des bourses d’études ou à un ciblage des publics en difficulté financière[2]HELMo a mis en place un dispositif pour répondre aux difficultés techniques des étudiants durant le confinement. . La fracture numérique, c’est d’abord un rapport social et culturel à l’outil informatique qui est foncièrement différent dans les familles en précarité et dans les familles aisées. Comme l’absence d’exemple de lecture dans le milieu familial engendre un rapport conflictuel à la lecture et à l’écrit pour les milieux populaires, la culture du numérique est source d’inégalité à l’école.

En effet, selon la sociologue Brotcorne[3]P. Brotcorne, G. Valenduc, « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. Comment réduire ces inégalités ? », Les Cahiers du numérique, 1/2009 (vol. 5), … Continue reading , il y a deux types de fractures, la première relève de l’utilisation technique des technologies et des logiciels, alors que la seconde porte sur l’usage, la mobilisation des informations ainsi que les compétences informationnelles et stratégiques.

Mais, ce que l’enseignement à distance accentue davantage, c’est le rejet de l’apprenant dans son espace privé et son isolement face à ses études, seul, derrière son écran. Et là, les inégalités sont insupportables entre celui qui va bénéficier de son propre espace de travail bien équipé dans un environnement qui est propice à cela et celui qui va devoir partager celui-ci avec les autres obligations de sa vie privée faute de ressources et d’espace suffisants. Dans un entretien paru dans la revue Politis, Philippe Meirieu rappelle : «En fait [l’e-learning] ne résout des problèmes que pour ceux qui n’ont pas de problèmes, c’est-à-dire ceux qui ont déjà envie d’apprendre, qui sont déjà autonomes et qui ont un environnement familial favorable. Pour les autres, on n’entrera jamais en concurrence avec les jeux vidéos et les séries de Netflix[4]O. Doubre, « Ph. Meirieu : Arrêtons de totémiser le numérique ! », Politis, 2020,
https://cutt.ly/cjPSFt4
! »

La perte du collectif (pour faire société)

Aux cours et au-delà des cours, les étudiants vivent une sociabilité qui est source d’apprentissages et de ruptures. Le groupe qui prend vie dans l’animation est bien plus que la somme des parties qui le compose. Il permet la rencontre et le changement. Même dans les formations en amphi, il y a un avant, un après, une cafet, un cercle d’étudiants, des couloirs qui permettent la rencontre de personnes que nous n’aurions pas fréquentées spontanément. Ces fréquentations, ces relations, ces interactions sont autant d’occasions de décloisonner nos univers mentaux, de déconstruire nos représentations sociales. Et elles sont propices à développer la créativité et à apprendre à vivre dans une société pluraliste et multiculturelle.

La relation pédagogique
exige la présence

Ce qui est plus subtil dans la pratique de l’enseignement à distance, c’est la perte diffuse, mais réelle de la relation pédagogique. Bien sûr l’élève ou l’étudiant peut être présent en classe et pourtant ne pas être là! Il est ailleurs dans sa tête. Quand c’est le cas, ce qui sort l’apprenant de sa consommation, ce qui le met au travail pour apprendre, c’est donc l’interaction directe avec un enseignant ou ses camarades de classe qui le titillent via des questions, des commentaires pour l’extirper de là où il englué.

Il est déjà tellement difficile de faire rupture en présentiel, de changer les représentations sur le métier, de travailler des savoir-être et de les faire évoluer. Soyons honnêtes, ce qui y contribue, c’est la personne incarnée, présente, qui permet le transfert. Ce qui fait apprendre, c’est, entre autres, l’attention que porte le formateur à son élève et les échanges avec ses condisciples. La transmission du désir d’apprendre et de faire apprendre s’estompe d’autant plus que le live va se transformer en différé. L’attention de l’étudiant diminue à mesure que l’attention du professeur se fait distante. Ce qui est déjà le cas dans un amphi est décuplé par l’enseignement à distance quand on peut même couper sa caméra pour faire autre chose. L’étudiant est connecté sans être là.

Le présentiel apporte une série de régulations nécessaires aux interactions humaines. À contrario, que faire quand un étudiant éclate en sanglots devant sa webcam? Que faire quand, à la suite d’une altercation, l’étudiant coupe sa webcam et s’en va? Que faire quand des messages sur la conversation de la séance se moquent d’un condisciple?

De plus, pour l’instant, le cours à distance n’offre pas une qualité d’information analogique suffisante que ce soit pour celui qui anime la séance ou pour les autres membres qui en font partie. Les regards quand il y en a (souvent ce sont des pastilles avec des initiales) ne sont pas dirigés vers l’émetteur. Le non-verbal qui représente une part non négligeable de la communication n’est pas ou peu perceptible. Le formateur perd une série d’informations précieuses pour travailler la relation pédagogique, le rapport au groupe, le rapport à l’étudiant dans toute sa singularité.

S’ouvrir à la complexité

D’un point de vue didactique, de nouveau, il faut distinguer les choses. Le multimédia apporte une vraie plus-value à l’acte d’enseignement quand il est à son service, dans une logique de support. Ce n’est évidemment pas cela que l’on questionne, mais plutôt la capacité de l’enseignement à distance à proposer des apprentissages qui ouvre à la complexité de la profession et du monde.

L’enseignement à distance part du postulat que le numérique favorise l’autonomie, qu’il est plus motivant et qu’il rend disponible les savoirs en ligne, donc plus besoin de les enseigner. Benoît Galand[5]Benoît Galand, «Le numérique va-t-il révolutionner l’éducation?», Les Cahiers de recherche du Girsef n° 120, mars 2020.  insiste sur le fait que ces postulats sont des idées reçues qui ne sont guère vérifiées par la recherche.

Pour former des enseignants debout 

Faire la classe et faire l’École, c’est aussi être auteur de sa formation, de ses apprentissages. La posture assise et passive du virtuel semble renforcer une tendance de consommateur, avec le risque d’être zappé par et dans l’outil lui-même. Les finalités poursuivies sont celles de rendre l’étudiant autonome, de lui permettre d’apprendre à apprendre, de convoquer des pratiques réflexives porteuses de sens et de lui permettre d’apprendre à penser. La présence dans la rencontre est en elle-même dynamique : la symbolique de l’entrée en classe, des interactions spontanées ou suscitées qui permettent aux apprentissages de s’ancrer.

En plus de la passivité, c’est la sédentarité à son paroxysme qui est alors soulevée ici. Il ne nous est pas encore possible d’objectiver la fatigue provoquée par les rencontres virtuelles, par le temps passé assis, derrière son écran ni la difficulté de se mettre au travail et d’y rester. Quels seront les effets sur notre santé?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Option du régendat sciences humaines de l’HELMo.
2 HELMo a mis en place un dispositif pour répondre aux difficultés techniques des étudiants durant le confinement.
3 P. Brotcorne, G. Valenduc, « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. Comment réduire ces inégalités ? », Les Cahiers du numérique, 1/2009 (vol. 5), p. 45-68.
4 O. Doubre, « Ph. Meirieu : Arrêtons de totémiser le numérique ! », Politis, 2020,
https://cutt.ly/cjPSFt4
5 Benoît Galand, «Le numérique va-t-il révolutionner l’éducation?», Les Cahiers de recherche du Girsef n° 120, mars 2020.