Les enseignants que j’accompagne en formation pensent souvent que faire des sciences en classe consiste à « faire des expériences ». Parfois, en voulant rendre les sciences attractives, ils recourent à des expériences magiques et le cours de sciences devient spectacle.
Voici des exemples issus d’observations des pratiques en classe, de préparations de stage d’étudiants, de propositions de manuel, de pratiques déclarées d’enseignants ou encore de mes propres souvenirs. Car si je fais la maline avec mes trente-huit ans d’ancienneté, je suis tombée dans au moins un de ces pièges.
Si vous n’êtes pas prof de sciences, l’expérience qui rate, vous l’avez certainement vécue en tant qu’élève.
Léa, prof de physique, veut faire découvrir la conduction thermique dans la matière. Elle prend une latte métallique qu’elle accroche horizontalement. Elle y dépose et répartit tous les 5 cm des pastilles de cire. Elle chauffe une extrémité de la latte à l’aide d’une bougie et… les trois pastilles fondent et glissent de la latte. Les élèves repèrent le regard dubitatif de l’enseignante. Ça ne semble pas aller comme prévu ! « Normalement, dit-elle, la première pastille devait fondre, puis la seconde, puis la troisième. » Elle fait un schéma au tableau de ce que l’on aurait dû obtenir pour en tirer une explication : on constate (on devrait constater) que les boules de cire fondent les unes après les autres, depuis la flamme jusqu’à l’extrémité de la tige. Interprétation : il y a une conduction de chaleur de l’extrémité chaude vers l’extrémité froide dans la tige métallique, la chaleur se propage dans la matière, et cette chaleur se transmet de proche en proche. Les élèves notent au cahier et personne ne semble sourciller à ce jeu de dupe.
Il faut sortir de l’idée que faire des sciences, c’est faire des expériences.
Ensuite, les élèves doivent déposer leur main sur différentes matières : la laine d’une écharpe, le pied métallique du banc, la surface en bois, le châssis en aluminium des fenêtres, la cruche en verre… Ils expriment que le métal et les cailloux sont plus froids que la laine. Léa propose aux élèves de mesurer avec les thermomètres la température au cœur des matières. Elle a amené des récipients qui contiennent des pièces métalliques, des bouts de laine, de la sciure de bois, des billes de verre, des cailloux, l’air ambiant… pour montrer que tout ce qui se trouve dans la classe est à la même température et amener la proposition que cette différence de sensation est à chercher dans le caractère conducteur de chaleur de la matière : le métal semble froid au toucher parce que, conducteur, il prend de notre chaleur. Mais, les mesures n’indiquent pas la température ambiante attendue et montrent parfois des écarts importants. « Ce n’est pas normal, dira-t-elle, on aurait dû obtenir la même température partout. » Les élèves noteront ce que l’on aurait dû obtenir et l’interprétation associée…
Par principe, une expérience ne devrait jamais foirer puisque le réel dit toujours ce qu’il a à dire ! Le problème, c’est que l’expérience ne dit pas toujours ce que l’enseignant souhaite lui faire dire. La tige de conduction avait peut-être été déposée sur le radiateur avant l’essai, les bocaux contenant les différentes matières sortis de la voiture le matin, n’ayant pas toutes la même conductivité thermique ne se sont pas réchauffés à la même vitesse.
Il est vrai que si le but du cours de sciences est de montrer comment se comporte la nature selon les lois qui sont censées la régir, on a intérêt à bien prévoir son coup de bluff et à être un prestidigitateur de haut vol. Et même si les expériences montrées indiquent ce qu’on a envie de montrer, n’est-on pas là dans une démarche de propagande ou de manipulation mentale ?
Parfois, on assiste à des expériences qui n’en sont pas. Foireuses avant même d’être réalisées. Émile, prof de chimie, a pour objectif de faire comprendre la notion de molécule. Il a trouvé une idée dans un manuel. Il a préparé une solution de permanganate de potassium qui colore l’eau en violet. Du premier tube, le plus foncé et le plus concentré, il prélève la moitié qu’il allonge avec la moitié d’eau et ainsi de suite pour exposer, devant les élèves, une douzaine de tubes selon une échelle de teinte de plus en plus claire. Les spectateurs se demandent où il veut en venir devant ses versages et dilutions successives. « Vous êtes d’accord qu’il y a chaque fois la moitié de permanganate de potassium d’un tube au suivant ? » L’enseignant propose alors un exercice d’imagination : « donc, si je continue encore et encore, un moment je ne pourrai plus répartir équitablement en deux, car il y aura un tube qui contiendra du permanganate de potassium et un autre qui n’en contiendra plus. Un moment donné, on atteindra la limite moléculaire, on ne pourra plus diviser cette matière. » De là, Émile explique qu’une molécule est une particule qui représente, pour un corps pur qui en est constitué, la plus petite quantité de matière pouvant exister pour cette matière.
Les élèves ont certainement compris l’idée, mais le passage par cette métaphore colorée n’a pas de sens, ce n’est en rien une expérience qui met à l’épreuve la notion de constitution moléculaire de la matière. C’est une sorte d’entourloupe pour arriver à l’idée. Renseignement pris après avoir observé ce show, le permanganate de potassium ne reste pas entier en dilution, c’est son ion qui colore la solution, mais on n’est plus à une approximation près.
Les guides d’activités scientifiques sur internet ou dans les fichiers d’activités scientifiques regorgent de ces fausses expériences qui sont des analogies, mais sans le préciser. Durant la pandémie, beaucoup d’enseignants du primaire m’ont raconté avec enthousiasme : « On a fait cette expérience : on prend un bol d’eau et on ajoute du poivre moulu qui forme une surface légèrement opaque. L’enfant plonge un doigt dedans et le ressort : son doigt est couvert de poivre. Si le poivre était un virus, l’enfant aurait été infecté. Ensuite, l’enfant se lave les mains et laisse une couche de savon sur son doigt. Lorsqu’il replonge le doigt dans l’assiette d’eau poivrée, les grains de poivre s’écartent d’un coup de son doigt, à la surface du liquide. Grâce à ses mains savonnées, l’enfant n’a pas été atteint par le virus. Il faut donc se laver les mains. » CQFD.
En discutant avec eux de ce subterfuge, qui, même bien intentionné, n’est pas correct déontologiquement, ceux-ci défendaient le morceau, car cela s’était bien passé et leurs élèves se lavaient les mains. Cette manipulation fait intervenir la tension superficielle entre l’eau et le savon, mais ce sujet-là n’est pas à aborder avant le secondaire. On a conclu qu’il fallait au moins dire aux élèves que c’était une image, juste une manière de représenter les choses.
Il y a deux versions de « foires aux expériences ». Soit une bonne partie du temps d’éveil scientifique est consacrée à la présentation par chaque élève aux autres d’une expérience qu’ils sont libres de choisir. Soit une semaine est consacrée à des ateliers pour préparer une foire aux expériences où chaque groupe d’élèves commente une expérience aux autres classes ou aux parents. Dans cette perspective, élèves et enseignants trouvent toutes sortes d’idées faussement scientifiques sur internet. Les uns construisent un soi-disant volcan avec de la pâte à sel, du ketchup et du bicarbonate de soude, un autre tente d’allumer une ampoule avec un citron, un troisième a fait un œuf mou en dissolvant la coquille dans du vinaigre, un autre change la couleur du jus de chou rouge avec une goutte de citron, ou fait flotter le plus de cailloux possible sur une feuille de papier. La plupart des expériences présentent peu de qualité sur le plan de la construction des savoirs, les notions sous-jacentes sont soit inaccessibles pour le niveau d’âge (notions d’électronégativité et d’oxydoréduction dans la pile citron), soit fausses (le volcan), soit anecdotiques (il y a du calcaire dans la coquille d’œuf et on peut faire flotter 1 200 g de caillou sur une simple feuille de papier dont on a relevé un peu les bords). Elles ne font réfléchir personne et donnent une image tronquée des sciences. De plus, les spectateurs élèves passent d’un sujet à l’autre sans aucun fil conducteur.
Tomber dans le piège de cette science spectacle ou cette science type « défi ludique » semble être un passage obligé de beaucoup d’enseignants débutants dans les activités de sciences.
Pour sortir de cette science qui foire, de ces sciences foireuses et des foires aux sciences, il faut abandonner l’idée que faire des sciences se résume à faire des expériences. Un autre rapport au savoir et à la discipline scientifique est alors à construire.
Le premier pas consiste à définir ce que l’on veut faire apprendre, avec l’ambition de la compréhension de phénomènes du réel et non en ciblant des savoirs anecdotiques décontextualisés. Ensuite, on amènera les élèves à un questionnement, à définir un problème qui sera l’objet de la recherche. On fera proposer des idées, raisonner sur la question, en débattre, observer en lien avec le projet de recherche, consulter des documents et, éventuellement, penser une expérience pour mettre à l’épreuve une idée ou une hypothèse formulée. Et cette expérience-là, pensée et conçue par et avec les élèves comme mise à l’épreuve du réel en lien avec une question clairement annoncée n’est pas foireuse. Ce qu’elle nous dit nous fait toujours avancer dans la recherche en cours. ó