Tous d’accord pour une éducation à la citoyenneté ? Non peut-être ! Réflexions à
partir du nouveau programme de sciences économiques et sociales pour le qualifiant du
libre catholique.
Bonne nouvelle : un nouveau cours obligatoire
pour tous les élèves du qualifiant dans
le libre est organisé et annoncé comme voulant
« favoriser l’émergence d’acteurs critiques,
de consommateurs responsables et de
citoyens avisés (…) grâce à la connaissance des notions et
structures sociales, économiques et politiques (…) » [1]Sauf indication
contraire, toutes les citations sont issues du programme de sciences économiques
et sociales, D/2014/7362/ 3/13, FESEC.
Mauvaise nouvelle : ce cours ne s’adresse qu’au
qualifiant. Du coup, il répond surtout (exclusivement
même si on ne le détourne pas) aux incivilités et incivismes
présumés des jeunes qui le fréquentent. Ainsi, le
programme annonce 16 fois qu’il s’agit d’amener l’élève
à « mesurer les conséquences de ses actes »…
En éducation, comme dans toute question politique,
tout est affaire de tensions. Et ici, tension entre émancipation
et transmission. Rappelons qu’une tension est
une opposition exclusive entre deux pôles également
positifs et désirables. Évidemment que l’école doit
transmettre et qu’elle doit émanciper, que la transmission
est au service de l’émancipation et que l’émancipation
exige la transmission. L’école doit « donner à
l’enfant et à l’adolescent les moyens de s’incorporer à une
culture sans qu’ils soient assignés à la reproduire, à s’approprier
une tradition, des connaissances et des valeurs
dont ils devront pouvoir s’émanciper. Pour prolonger un
monde dont ils pourront devenir les acteurs. » [2]Philippe Meirieu,
http://ick.li/PexIiN
Le problème est que si on n’est pas conscient de
l’opposition, plus on transmet et moins on émancipe
et réciproquement. Car, « la transmission peut basculer
dans l’inculcation et l’émancipation dans une sorte
de transgression systématique, voire d’une culture du
vide. » [3]Philippe Meirieu, http://ick.li/LIZyw7 Transmettre et émanciper, c’est éduquer à la citoyenneté, c’est apprendre à penser. Inculquer ou au
contraire pousser à la transgression, c’est pourtant la
même chose, c’est apprendre ce qu’il faut penser, sans
apprendre à penser, apprendre ce qu’il faut penser en
conformité avec l’ordre social établi, c’est l’éducation
civique, ou en conformité avec l’opposition contestante,
c’est l’éducation militante.
Ce programme de sciences économiques et sociales
se propose d’affirmer ce qu’il faut penser et non d’apprendre
à penser, sans reconnaitre à ses destinataires la
capacité de le faire par eux-mêmes. À commencer par
les enseignants pour qui chaque chapitre est « expliqué
» en une page ! Le programme rappelle dans l’introduction
: « Lors de son engagement auprès d’un pouvoir
organisateur, le professeur signe un contrat d’emploi et les
règlements qui y sont liés (dont les programmes, ndla) »
et il agite des menaces (d’inspection, entre autres) afin
de soumettre l’enseignant à ses prescriptions, par ailleurs
contestables. Un enseignant soumis est prêt à soumettre
à ce qu’il faut penser.
Pour les élèves, la finalité se donne une certaine légitimité
: faire le bonheur de jeunes présumés faire leur
propre malheur, cela en six chapitres. Premier chapitre
(normes et société) : le jeune du qualifiant (et pas les
autres) est suspecté de ne pas respecter les lois, on va
donc lui en démontrer le bienfondé ; suspecté de réagir
violemment à la frustration, on va donc lui montrer les
conséquences pénales et civiles de ses actes. Avec, entre
autres, une magnifique situation problème où un jeune
tabasse l’arbitre parce que ce dernier lui a donné une
carte rouge !
Chapitre 2 (budget et droit) : le jeune du qualifiant
(et pas les autres) est suspecté de recourir trop facilement
au crédit et de dépenser sans compter, on va donc
lui apprendre à faire son budget et à comprendre que
« Les conventions légalement formées tiennent lieu de
loi à ceux qui les ont faites. Article 1134 du Code civil. »
Nulle question des conventions illégalement formées et
encore moins question d’apprendre à les dénoncer ou à
les renégocier. Y compris pour le contrat de location de
la situation problème où le propriétaire exige six mois
de garantie.
Chapitre 3 (consommation) : le jeune du qualifiant
(et pas les autres) est suspecté de tomber dans tous les
pièges de la société de consommation, on va donc lui
apprendre à distinguer besoin et désir (aucune interrogation
philosophique dans le programme sur cette
question), étant entendu bien sûr que les pauvres n’ont
pas le droit d’avoir des désirs. Chacun sa place, chacun
sa consommation.
Chapitre 4 (médias) : le jeune du qualifiant (et pas
les autres) est suspecté de s’étaler éhontément sur
Facebook, on va donc « développer son esprit critique
pour en faire un utilisateur responsable. » Chapitre 5
(marché du travail) : suspecté de ne pas bien analyser le
marché du travail et de ne pas comprendre son contrat
de travail, on va y remédier. Et chapitre 6 (le citoyen et
l’État) : suspecté de ne pas voter au centre et de râler de
devoir payer ses impôts, on va y remédier aussi.
Ne vous y trompez pas, il s’agit bien d’éducation à
l’esprit critique. Mais c’est uniquement par rapport à
lui-même que le jeune doit apprendre à être critique :
critique de ses réactions à la frustration, de ses choix
de consommation, de son utilisation de Facebook…
Sociologiquement, tous ces glissements de sens et récupérations de projets politiques seraient amusants si les
conséquences n’en étaient pas désastreuses.
La première qualité d’une éducation à la citoyenneté,
c’est le questionnement, la (re)mise en questions. Or, ici,
point de doute : pour les concepteurs de ce programme,
l’économie n’est pas politique, la sociologie, pas critique,
et le Droit, pas réfutable. Prenons deux exemples dans le
1er et le 4e chapitres.
Le 1er chapitre se donne comme finalité principale de
faire prendre conscience de « la raison d’être des lois » (et
de la nécessité de s’y soumettre). Cette expression « raison
d’être des lois » n’est pas neuve, elle revient souvent
dans les programmes et les textes, sans jamais la questionner,
avec comme une invitation à en partager l’évidence.
Comme le dit un site de préparation au bac philo
qui, lui, interroge cette affirmation : « Si les lois étaient
l’oeuvre de la raison, elles seraient universelles. »
En ce domaine [4]Pour une séquence de cours sur cette question, voir J. Cornet
et D. Quittre, « Une loi juste et bonne ? » Téléchargeable gratuitement sur :
http://ick.li/ThCqPS, faire des sciences économiques et
sociales exige de reconnaitre que la loi n’est rien d’autre
que l’exercice d’un pouvoir et que la seule question intéressante
et jamais tranchée est celle de sa légitimité, la
légitimité du pouvoir qui l’a prise et la manière dont il
l’a prise (légitimité processuelle), la légitimité des valeurs
qui la fondent (légitimité substantielle) et les effets
qu’elle engendre (légitimité pragmatique). Affirmer la
raison d’être naturelle de toute loi, ce n’est rien d’autre
que faire de l’éducation à Vichy…
Le chapitre 4 commence par affirmer à propos du marché
du travail que le travail est une marchandise comme
une autre et qu’elle a même une particularité, c’est « La
seule marchandise à réagir lorsque son prix baisse. » Rien
n’est parfait ! Une chose est de réciter son acte de foi libérale.
Autre chose est d’ignorer que l’article 1 de la déclaration
fondatrice de l’OIT [5]OIT et BIT : le Bureau
International du Travail est le secrétariat permanent de l’Organisation Internationale du
Travail, institution spécialisée de l’ONU en matière de relations du
travail., que la Belgique a ratifié, ne dit rien d’autre que le contraire : « Le travail n’est pas une marchandise. » Déclarer que le travail est une marchandise,
c’est bien considérer le marché du travail comme
n’importe quel autre marché au mépris de toute législation
sociale et des luttes ouvrières. Et cela, à une époque
où le dumping social fait des ravages. D’ailleurs, à propos
du marché de l’emploi, c’est aux directeurs plutôt qu’aux
jeunes qu’il faudrait apprendre à en tenir compte, à ces
directeurs des écoles qualifiantes qui ouvrent pour ces
« Ce programme affirme ce qu’il faut penser. »
élèves des options bidons qui ne conduisent nulle part…
Dans le même chapitre, on insiste beaucoup sur le
salaire – cout avec des exercices pour distinguer les différents
types de salaires. À nouveau, c’est
faire un choix idéologique très marqué
et c’est en passant, montrer au travailleur
qu’il coute à son pauvre employeur
beaucoup plus cher qu’il ne le croit. On
n’y parle pas de « capital — cout ». Ainsi
donc, parmi les facteurs de production, il
y en aurait un, vicieux, qui coute (le travail) et un, vertueux,
qui rapporte (le capital). Pour le partage de la valeur
ajoutée, c’est clairement faire un choix dans le sens
de l’évolution actuelle du ratio entre la rémunération du
capital et celle du travail. Pour des riches plus riches et
des pauvres plus pauvres [6]Pour ceux qui en
douteraient, voir
Piketty, « Le capital
au 21e siècle »..
La plupart des jeunes du qualifiant sont conscients
d’être les perdants d’un système scolaire et social. Bien
sûr, cette conscience est variable selon leur option, selon
qu’elle offre ou non une véritable identité professionnelle
et des perspectives d’emploi plus ou moins favorables.
Ils sont aussi préoccupés par les grands problèmes du
monde : la crise financière, la menace écologique, l’emploi,
l’Europe qui coule, Gaza, les questions de genre…
dans lesquels ils se sentent immergés, impuissants et
avec le sentiment d’être dupés. Pour comprendre, ils
consultent des sites qu’ils se renvoient mutuellement. Et
souvent, ils s’opposent au « système » avec les idéologies
qui leur paraissent les plus crédibles.
Face à cela, ce même système qui les a relégués va
leur dire ce qu’ils doivent penser, non même pas à propos
de ces grands problèmes du monde, mais à propos
de la place qu’ils doivent y tenir : disciplinés (ch. 1), parcimonieux
(ch. 2), anachorètes (ch. 3), pudiques (ch. 4),
insérés (ch. 5) et électeurs raisonnables et contribuables
(ch. 6). En appelant cette morale conservatrice des
sciences économiques et sociales ! Dieudonné est beaucoup
plus crédible. Il nous reste à utiliser les autres textes de référence
(décret Missions, projet éducatif…) et l’introduction de
ce même programme « favoriser l’émergence d’acteurs
critiques » pour le détourner et en faire une véritable
éducation à la citoyenneté. C’est en partie possible. Malgré les menaces.
Notes de bas de page
↑1 | Sauf indication contraire, toutes les citations sont issues du programme de sciences économiques et sociales, D/2014/7362/ 3/13, FESEC. |
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↑2 | Philippe Meirieu, http://ick.li/PexIiN |
↑3 | Philippe Meirieu, http://ick.li/LIZyw7 |
↑4 | Pour une séquence de cours sur cette question, voir J. Cornet et D. Quittre, « Une loi juste et bonne ? » Téléchargeable gratuitement sur : http://ick.li/ThCqPS |
↑5 | OIT et BIT : le Bureau International du Travail est le secrétariat permanent de l’Organisation Internationale du Travail, institution spécialisée de l’ONU en matière de relations du travail. |
↑6 | Pour ceux qui en douteraient, voir Piketty, « Le capital au 21e siècle ». |