Céline Alvarez est l’auteure d’un bestseller qui a fait polémique, Les lois naturelles de l’enfant. Elle y relate une expérience menée dans une classe de maternelle, orientée par les théories des neurosciences et la pédagogie Montessori. Présentation, questions et perspectives.
Voilà plusieurs décennies que les neurosciences nous racontent comment notre cerveau fonctionne. Le cerveau des adultes, mais aussi celui des enfants. De nombreux travaux font ainsi le pari de distinguer comment les enfants apprennent à l’école. Parmi les neuroscientifiques convaincus que les neurosciences peuvent contribuer à transformer l’école, Stanislas Dehaene, directeur de l’unité Inserm de neuroimagerie cognitive, titulaire de la chaire de psychologie expérimentale au Collège de France est sans doute le plus connu, aussi bien des responsables politiques et des acteurs scolaires que du grand public. Outre sa série de cours, en 2015, sur les Fondements cognitifs des apprentissages scolaires[1]Disponibles en ligne sur le site du Collège de France., et le plaidoyer qui en découle sur l’intégration de ces nouveaux savoirs dans la formation initiale et continue des enseignants, il est aussi l’auteur d’ouvrages tels : Les neurones de la lecture, La bosse des maths, Apprendre à lire et Des sciences cognitives à la salle de classe.
Son succès auprès du grand public, il le doit sans doute surtout à l’intense médiatisation de Céline Alvarez, ex-enseignante française, auteure du livre Les lois naturelles de l’enfant, dans lequel elle relate une expérience pilote de trois années dans une classe maternelle en zone d’éducation prioritaire à Gennevilliers (Hauts de Seine). Inspirée de Maria Montessori dont elle adapté le matériel pédagogique, Céline Alvarez a durant trois années mené une expérimentation avec une classe de trente enfants âgés de trois à cinq ans. L’objectif était de démontrer que dans un environnement adapté aux mécanismes naturels d’apprentissage, l’intelligence cognitive et sociale de tous les enfants se développe rapidement et aisément, chacun des enfants accomplissant, à son rythme et avec plaisir, des progrès remarquables en matière de lecture, d’écriture, de calcul ainsi que dans l’acquisition de compétences non cognitives comme l’entraide, la coopération et l’empathie.
Pour objectiver les résultats, Alvarez fit appel aux chercheurs de l’équipe de Stanislas Dehaene qui assurèrent un suivi scientifique annuel, faisant passer des tests dits étalonnés aux enfants afin de situer leurs progrès par rapport à la norme. À la suite d’une visite en classe, lors de la deuxième année d’expérimentation, le neuroscientifique écrit : « Les enfants extraordinairement épanouis et concentrés, se consacrent à leur travail avec enthousiasme, et s’enseignent mutuellement de façon informelle, stimulés par le matériel pédagogique mis à leur disposition. Surtout, la moitié d’entre eux savent lire, un ou deux ans avant le CP. Ils comprennent la base dix, la notation positionnelle des nombres, les additions à quatre chiffres. J’ai souvent répété que l’école traditionnelle sous-estimait le potentiel des enfants — après la visite de cette classe, je n’ai plus aucun doute[2]Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant, Les Arènes, 2016, p. 23.. »
À l’issue de la troisième année, bien que les tests scientifiques n’aient finalement pas été autorisés par l’administration, Stanislas Dehaene fit quand même passer des tests Irm à une dizaine d’enfants lecteurs, concluant à un câblage neuronal tout à fait normal — simplement en avance — des circuits de la lecture[3]Ibidem, p. 26..
Contrainte par le ministère de mettre fin à cette expérience, Alvarez créa un blog visité par près de deux-millions d’internautes et publia son livre dans lequel elle définit, en se basant sur de très nombreuses références de recherche en neurosciences, ce qu’elle désigne par les grands principes biologiques de l’apprentissage ainsi que les invariants pédagogiques qu’ils imposent. Reprenant la thèse centenaire de Montessori sur le caractère crucial de l’environnement pour le bon développement de l’enfant, Alvarez mobilise les neurosciences, en particulier la notion clé de plasticité cérébrale, pour affirmer de façon quelque peu ingénue que ce qui crée les inégalités entre les êtres, ce n’est pas les gènes, mais le milieu. Si nous voulons réduire les inégalités éducatives, c’est sur les conditions environnementales qu’il faut porter toute notre attention. Nous pouvons clairement changer la donne pour de nombreux enfants, non pas uniquement en modifiant notre façon d’enseigner, mais en influençant très positivement le milieu au sein duquel ils évoluent — tant le milieu familial que scolaire[4]Ibidem, p.42.. Et de mentionner son intervention auprès de parents afin que leur enfant qui ne progressait pas comme les autres dans les apprentissages soit soustrait définitivement de toute exposition aux écrans à la maison. Étonnamment, Céline Alvarez ne fait pas référence aux très nombreuses recherches sociologiques, françaises et étrangères, qui éclairent et analysent depuis plus de cinquante ans la production des inégalités scolaires ainsi que l’évolution des relations écoles-familles.
Sans surprise, la médiatisation de son discours sur les lois naturelles de l’enfant suscite la critique de sociologues de l’enfance qui estiment qu’en privilégiant la vision d’une trajectoire qui serait inscrite dans le cerveau, programmée, les neurocognitivistes font certes de l’enfant un sujet doté de compétences bien spécifiques, mais un sujet dépolitisé qui n’est plus pris dans un faisceau de chances, ou de malchances, et d’inégalités, mais dans une combinaison d’alchimies cérébrales partagée par tous ses congénères. Prime ainsi, selon eux, la vision de l’enfant hors sol, de l’élève en apesanteur sociale, sous le prétexte que l’enfance serait l’âge d’apprentissages universels comme la motricité ou la parole.
Ce que dénonçait déjà, en 1999, le sociologue français Erik Neveu concernant les présupposés des enquêtes sur le rapport des enfants à la télévision : « À partir du moment où l’enfance est pensée comme processus de développement psychique, moment d’apesanteur sociale, ou état de nature de l’être humain, ces représentations se conjuguent pour disqualifier les interrogations sur des enfances plurielles, pensées comme faisceaux de trajectoires et d’expériences du processus de socialisation[5]Erik Neveu, « Pour en finir avec “l’enfantisme“. Retours sur enquêtes », Réseaux, n° 92-93, 1999, pp. 175-201.
. » Dans son récent ouvrage Sociologie des enfants[6]Martine Court, Sociologie des enfants, La Découverte, 2017., Martine Court s’inquiète aussi du réductionnisme neuronal des cognitivistes et souligne combien les voix susceptibles de porter la controverse face aux tenants des neurosciences sont rares. Les discours savants sur les enfants sont en effet dominés actuellement par des travaux qui en donnent une vision largement naturalisée. C’est le cas de nombreuses recherches en neurosciences qui, sur la question des apprentissages scolaires et de ses troubles notamment, proposent une grille de lecture organiciste jouissant d’une grande légitimité. C’est le cas aussi d’un certain nombre de travaux expérimentaux réalisés auprès de bébés et de très jeunes enfants qui sont mobilisés par leurs auteurs ou par les médias pour affirmer le caractère inné de différents comportements (le racisme, l’altruisme, etc.) Face à ces travaux, la sociologie a le devoir de montrer comment et combien les actions des enfants dépendent dès leur naissance des conditions matérielles et sociales dans lesquelles ils vivent.
En ramenant le débat à une version caricaturale de l’inné et de l’acquis, reposant sur des raccourcis relativement au fonctionnement du cerveau, on s’aperçoit que les conditions de possibilité d’un dialogue fructueux entre les disciplines ne semblent pas encore réunies. Il ne faudrait pas pour autant conclure à l’impossibilité d’un dialogue fécond entre sociologues et neuroscientifique. Un tel dialogue existe comme en témoigne la tentative du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux de donner un fondement neuronal au concept d’habitus élaboré par Pierre Bourdieu[7] Jean-Pierre Changeux, « Les bases neuronales de l’habitus » dans Croyance, raison et déraison, dirigé par Gérard Fussman, Odile Jacob, 1996., établissant ainsi un pont entre les découvertes sur la plasticité du cerveau et l’accent mis sur l’incorporation des dispositions à agir par l’expérience et la répétition. La vision, défendue par les sociologues héritiers de Bourdieu, de l’enfance comme moment d’incorporation précoce de l’habitus, dérange beaucoup de parents comme d’enseignants qui trouvent plus encourageant et plus flatteur d’imaginer que n’importe quel enfant a tout l’avenir devant lui plutôt que de l’envisager sous l’angle des déterminations sociales.
On peut émettre l’hypothèse que le discours enthousiaste et émerveillé de Céline Alvarez sur la puissance de jaillissement de l’intelligence cognitive et sociale des enfants rassure et réconforte des parents et des enseignants déçus par un système scolaire qui, dit-elle, impose ses propres lois en piétinant celles de l’enfant. En affirmant que la révolution de l’éducation est possible, pour autant que parents et enseignants s’unissent pour la faire advenir, elle tranche avec le scepticisme ambiant. Reste à savoir ce qu’en pensent les enfants…
Notes de bas de page
↑1 | Disponibles en ligne sur le site du Collège de France. |
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↑2 | Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant, Les Arènes, 2016, p. 23. |
↑3 | Ibidem, p. 26. |
↑4 | Ibidem, p.42. |
↑5 | Erik Neveu, « Pour en finir avec “l’enfantisme“. Retours sur enquêtes », Réseaux, n° 92-93, 1999, pp. 175-201. |
↑6 | Martine Court, Sociologie des enfants, La Découverte, 2017. |
↑7 | Jean-Pierre Changeux, « Les bases neuronales de l’habitus » dans Croyance, raison et déraison, dirigé par Gérard Fussman, Odile Jacob, 1996. |