Sélectionner ou faire apprendre

C’est comme boire ou conduire : faut choisir ! Pas d’amélioration possible en matière de réduction des inégalités à l’école sans clarification de la commande sociétale faite à l’école, au moins dans le temps de la scolarité obligatoire.
Actuellement, la commande est multiple et contradictoire. Les enseignants sont pris dans une injonction paradoxale : les décrets leur demandent, depuis plus de vingt ans, de produire de l’égalité, en instruisant, en éduquant, en socialisant et en formant les jeunes, dans un système scolaire qui produit fondamentalement de l’inégalité, qui différencie, classe et trie précocement les élèves en prévision de possibles études supérieures.
Cette double commande produit souffrance et découragement chez les enseignants parce qu’elle rend le métier impossible. Elle produit aussi souffrance, honte et colère chez les élèves et leurs parents des milieux populaires, sans compter le gâchis de l’analphabétisme fonctionnel.
Depuis le début de ses travaux, nous avons le sentiment que le Pacte ne nomme pas assez clairement cette injonction paradoxale et la nécessité d’en sortir. En se prononçant pour la mise en place d’un tronc commun pour faire apprendre tous les enfants, il opte en principe pour la fonction faire apprendre. Mais en n’assumant pas de dire à voix haute comment il envisage la recomposition de ces deux fonctions, il prête le flanc à tous ceux qui pensent que c’est utopique, impossible et que ça va produire un furieux nivèlement par le bas.
Notre voyage récent en Finlande nous confirme dans l’idée que notre société peut sortir de cette double commande, sans abandonner ou réduire les ambitions, mais en clarifiant ces deux objectifs.

Découpler dans le temps les deux fonctions

D’abord, le temps du tronc commun, faire apprendre tous les enfants. Investir cette période de trois à quinze ans pour que tous acquièrent une bonne maitrise des savoirs de base. Et tous ensemble : les enfants qui apprennent plus vite renforceront leurs savoirs en contribuant à les transmettre aux autres. Et si la priorité pédagogique, ce sont les savoirs de base, cela n’empêchera pas un enfant qui le veut d’aller plus loin.
Au-delà de la maitrise des savoirs de base, les Finlandais proposent une conception élargie de l’éducation qui fait rêver : « Aider les élèves à croitre en humanité et à devenir des membres éthiquement responsables de la société et leur fournir les connaissances et les compétences nécessaires à la vie[1]Acte sur l’éducation fondamentale, de 1998.. » L’élève étant considéré comme une personne en devenir. L’acquisition de connaissances et de compétences s’inscrit dans un processus de croissance global auquel l’école a pour mission de contribuer. On pourrait adopter cette conception.
Seulement ensuite, dans l’après-tronc commun, et dans la perspective de l’acquisition et de l’exercice d’un métier, la sélection peut avoir un sens et une légitimité. Car, au bout du processus, il faudra bien que le maçon monte des murs droits et solides, que l’ingénieur sache calculer la résistance des matériaux, que le garagiste puisse réparer un moteur et que le chirurgien opère correctement ses patients.
Reste à travailler sur le quand et le comment cette sélection s’opère.

Des profs canons

Nous retenons aussi des pays du Grand Nord que la sélection à l’entrée des études d’enseignant est très forte, car ils estiment que c’est un métier de la plus haute importance sociale et que seuls ceux qui ont de très solides prérequis et une posture qui répond aux exigences décrites ci-dessous sont aptes à pratiquer.
Ils attendent du professeur « qu’il soit une personne complète, connaissant ses limites, assumant la responsabilité de ses sentiments, conscient de sa propre conception de la nature humaine et capable d’empathie. Bref une personne réelle, non pas une entité désincarnée n’existant que dans l’imaginaire administratif. Et cette personne accomplie (parce qu’assumant ses limites) est capable de reconnaitre et de laisser exister la personne de ses élèves. Ceux-ci ne sont pas sommés de se conformer à un modèle préexistant, mais sont invités à se construire en pleine conscience et acceptation de leur différence. La relation entre ces deux personnes réelles, celle du professeur et celle de l’élève, est de ce fait une relation authentique, fondée sur l’aide et l’encouragement[2]Référentiel de compétences Qu’est-ce qu’un bon professeur ?, Faculté d’éducation de Joensuu, 2006.
. »
« Si je devais énoncer la différence qui me parait la plus fondamentale entre les systèmes éducatifs français et finlandais, ce serait cette reconnaissance pleinement assumée de la dimension interpersonnelle de l’éducation. Chacun, dans ce contexte est accueilli, accepté pour ce qu’il est vraiment et adhère de ce fait plus librement aux propositions qui lui sont faites de croitre en humanité, objectif qui intègre bien sûr l’acquisition de connaissances, mais ne s’y résume pas[3]Paul Robert, La formation des professeurs en Finlande : clé de voute d’une réussite éducative exceptionnelle, https://goo.gl/t1abde », dit Paul Robert.
On peut certainement en dire autant sur la différence entre les systèmes éducatifs belge et finlandais.
En contrepartie, les enseignants bénéficient de l’estime de tous. Et on ne peut s’empêcher de mettre en regard, dans un jeu de miroir, le traitement réservé aux élèves et aux enseignants dans nos deux sociétés.
Notre remontée des enfers commence donc probablement par regarder et traiter autrement nos enseignants. Avec eux aussi, reconnaitre et exiger…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Acte sur l’éducation fondamentale, de 1998.
2 Référentiel de compétences Qu’est-ce qu’un bon professeur ?, Faculté d’éducation de Joensuu, 2006.
3 Paul Robert, La formation des professeurs en Finlande : clé de voute d’une réussite éducative exceptionnelle, https://goo.gl/t1abde