Des programmes trop étroits, qui débordent et qui cadrent

Romaniste de formation, je ne suis pas devenu prof de sciences humaines par accident. Dès le départ, j’ai eu le sentiment que pour pouvoir lire et travailler des mots et des phrases, la seule grammaire (de phrase ou de texte) ne suffit pas.

En français, nous faisons écrire nos élèves sur toute une série de sujets[1]Exemples pris dans des manuels : la faim dans le monde, la violence, les sans-abris, etc. (sur lesquels s’échinent historiens, sociologues, économistes, psychos et psychas, etc.) que nous ne sommes pas outillés à penser avec rigueur, et pour lesquels nous ne sommes pas en mesure d’outiller nos élèves. Il parait que c’est notre contribution à une éducation citoyenne…

De l’esprit pour la lettre

Nombre de problèmes rencontrés dans les copies d’élèves, même textuels, relèvent du fait que nous n’avons pas travaillé avec rigueur ce sur quoi nous écrivions. On aura beau “Il faut y aller dans le sur mesure.”surenchérir en retravaillant la structure, la syntaxe, etc. : rien n’y fera. Le vrai problème est ailleurs. Ce n’est pas pour rien que les ateliers d’écriture du GFEN, si efficaces pour les publics faiblement lettrés, se structurent le plus souvent sur une question de « fond », explorée avec soin.

Quand on me confia deux cours de sciences humaines, ce fut donc une aubaine, et un défi. En matière de culture générale potentielle, j’étais servi : j’écopais d’un programme couvrant 5 disciplines différentes (histoire, économie, politique, géographie humaine, sciences sociales), 18 thèmes ou références, 23 savoir-faire, 13 attitudes, pour 3 compétences et deux heures de cours hebdomadaires. Destinées à des élèves du technique et du professionnel capables de vous situer des soldats romains en pleine révolution française, imaginer une seconde guerre mondiale opposant Américains et Russes, inverser sur une carte muette Flandre et Wallonie, en plus de proférer sur l’état du monde pas mal d’affirmations à l’emporte-pièce, évoquant sectes internationales secrètes ourdissant magouilles et complots.

La lettre et l’esprit

Face à l’ampleur de la tâche, il me semblait « évident » qu’il était impossible de « faire » tout le programme. À défaut d’en respecter la lettre, j’essaierais d’être fidèle à l’esprit. Faire de l’histoire, des sciences sociales, de l’économie (moins), de la géographie humaine (très très peu), à partir de sujets ou de questions apportées par mes élèves, ou entendues auprès d’eux. Peu ou prou, elles rentreraient dans les cases du programme. A la (très) grosse louche parfois.

Un point me semblait prioritaire : il fallait que ce cours réponde à des questions ou des préoccupations des élèves, voire qu’il en crée. Et on prendrait pour cela le temps nécessaire.

La petite question de l’inspecteur

Pas facile, le job. Pas facile de rebondir sur des questions très variables, pour essayer de faire émerger et tenir dans le temps une question centrale, et ne pas simplement sauter du coq à l’âne selon l’humeur du jour. Essayer aussi de créer le besoin de théoriser… et le faire !

Pas facile encore de trouver pour soi des analyses pertinentes, qui donnent à réfléchir et permettent de dépiauter des situations concrètes, et pas seulement être transmises dans des cours ex cathedra plus ou moins maquillés. Pas facile de transformer tout cela en outils de classe lisibles.

Pas facile toujours de trouver des supports de travail — documents vidéos, textes, schémas, données chiffrées — des interlocuteurs (témoins ou experts) pertinents et impertinents, qui surtout n’expliquent pas tout en deux coups de cuiller à pot, et accessibles (en termes de langage, etc.).

Pas facile enfin de faire tout cela en restant à l’écoute de la manière dont la question évolue (ou s’éteint), au fil du temps qu’on y consacre.
C’est dans ce cadre que l’inspecteur arriva : je ne couvrais pas tous les points du programme, certains thèmes étaient hors programme.

Selon les nouvelles missions de l’inspection, celle-ci ne s’occupe plus que d’évaluer les objectifs ; le comment, désormais, est l’affaire des conseillers pédagogiques. Du coup, nous ne pûmes pas parler du pourquoi je faisais ce que je faisais, ni du pourquoi de cette manière. Malgré la bienveillance de l’inspecteur, et son souci de souligner les points positifs de mon travail, j’étais comme mon cours : par terre.

Ce qui doit aider et qui n’aide pas

À la rentrée suivante, l’accompagnement pédagogique demandé par l’inspection démarra. Il s’agissait de travailler principalement sur deux axes : quantitatif (pour pouvoir couvrir tous les points du programme) et qualitatif (afin de travailler en classe les notions précises exigées).

Je n’aborderai à titre d’exemple que le travail lié aux demandes de type quantitatif. Sur ce point, une piste s’imposait : écourter la longueur et le nombre des documents analysés en classe, ainsi que la durée d’une séquence. _ Cela semblait être le bon sens même. Pourtant, à la lumière de certains exemples[2]Notamment des exemples de séquences de cours proposés sur le site du réseau pour accompagner le programme. proposés, cette piste me semblait relever de tout, sauf de l’évidence.

Raccourcir les textes : Les exemples à (ne pas) suivre foisonnent dans les manuels. Souvent, à force de réduire les textes « à l’essentiel », on les rend bien plus difficilement accessibles à des élèves faibles lecteurs. Comment y voir, à travers les yeux des apprenants, autre chose qu’une collection de pommes, de poires et de scoubidous juxtaposés[3]L’idéal serait plutôt de gérer avec les élèves le travail de sélection des documents : « De quelles informations aurions-nous besoin pour pouvoir répondre à notre recherche ? » ?

Réduire le nombre de textes : Qu’on travaille sur la (dé) colonisation, sur la crise économique ou sur le ré aménagement du site Tour et Taxi, on ne peut faire l’économie de se demander pour chaque document : qui parle ? Quel est son rôle dans le problème ? C’est sous cet éclairage qu’on envisagera ce qu’il dit, ou ne dit pas. Mais cela oblige à multiplier les documents pour ne pas être prisonniers d’un point de vue ! Comment respecter les consignes qui m’étaient données ?

S’il s’agit d’un texte « d’expert », on n’est pas pour autant exonéré d’un travail de réflexion critique ! Combien de fois ne reprend-on pas dans un manuel un texte d’expert pour dire à la place du prof ce qu’on veut que l’élève admette et retienne ! Or, pour revenir à nos exemples, il n’y a pas une conception consensuelle de l’aménagement du territoire (si vous travaillez sur Tour et taxi), de la crise économique, etc.. Combien de théories concurrentes, sur des questions cruciales ? Parfois même, c’est la querelle entre discours théoriques qui est la plus intéressante !

Comment respecter les consignes quantitatives qui m’étaient données ?

Écourter la durée d’une séquence : Le nombre type d’heures de cours proposé pour boucler une séquence me semblait ici encore inapplicable.

Comme si, à force de vouloir le beurre (mettre les élèves en position de recherche) et l’argent du beurre (économiser le temps), on se condamnait
soit à louper l’enjeu citoyen du cours, en limitant les recherches à des micro questions techniquement rigoureuses, mais vides de sens
soit faire de ce cours une leçon d’anti pensée et d’anti citoyenneté, en apprenant à élaborer des conclusions à l’emporte-pièce sur des problèmes complexes.

Accouchement

Qu’est-ce qui permit de débloquer la situation ? Le fait est qu’après un court temps où chacun campa sur ses positions, on commença à chercher des articulations entre les incontournables du programme (dont je ne contestais pas la pertinence), et mes incontournables à moi, qui ne me semblaient pas être des caprices. C’est ainsi que nous avons abouti aux axes de travail suivants.

La planification initiale : désormais, je préparerais comme exigé une planification des cours en début d’année, que je pourrais modifier en fonction de l’actualité ou de demandes des élèves, tant que je ne perds pas le fil conducteur du programme. Ces réajustements deviendraient même objet de travail avec les élèves : au terme de chaque séquence, ceux-ci complèteraient la grille reprenant l’entièreté des exigences du programme : qu’est-ce qu’on a appris du programme ? On examine ainsi la matière couverte, et celle qui reste à couvrir, cadrant ainsi les demandes à venir de la classe.

Les thématiques : ici encore, les consignes initiales semblaient draconiennes : je devais faire le deuil de certaines thématiques récurrentes, car demandées par les élèves (par exemple, la prison). Pourtant, à force d’éplucher le programme, je me rends compte qu’il ouvre bien des pistes. S’il s’agit de travailler les notions d’identité culturelle, d’insertion sociale, de sensibilités politiques (gauche/droite), pourquoi ne pas le faire à travers le prisme concret et parlant à mes élèves de la prison : comment devient-on délinquant ? Comment s’en sort-on ? Quelles questions poser à des députés de gauche et de droite pour saisir leurs différences en matière de justice ? Non seulement les liens étaient possibles, mais les détours imposés s’avéraient riches et productifs.

La durée des séquences : un repère fut posé (6 semaines maximum en moyenne par séquence). Devenant plus longues, les séquences ouvraient à plus de complexité comme souhaité, à condition que celles-ci s’inscrivent dans le programme, comme exigé. Cela permettait par ailleurs des économies d’échelle pour prolonger la phase de sensibilisation, organiser des rencontres, peaufiner des productions (quitte à sous-traiter avec moi-même, collègue de français), etc..

Ici encore, la contrainte s’avéra productive : loin de casser un rythme de travail, elle le dynamisa, en créant une « urgence » de production, à laquelle mes élèves et moi étions peut-être trop peu habitués.

Au terme de ce processus, si ma conseillère et moi avions le sentiment que du chemin avait été fait. Qu’en penserait l’inspecteur ? J’étais décidé à démissionner, au cas où je ne serais pas entendu. En réalité, l’inspection fut très positive et soutenante[4]Ma vision des choses à l’époque, apparaissant rétrospectivement un tant soit peu dramatisée, ne mériterait pas d’être mentionnée, si elle n’était pas partagée par nombre de collègues … Continue reading.

Morale de l’histoire ?

De tout ceci je retiendrai que :

Respecter le programme n’est pas qu’une simple question technique, face à laquelle soit « on saurait », soit « on ne saurait pas » ;

Le programme n’est quasiment qu’une bible comme une autre, et à ce titre, peut être objet de diverses lectures. On ne peut donc réduire son appropriation à une litanie de bons conseils. Il s’agit d’une mise au travail de questions disciplinaires et méthodologiques complexes, face auxquelles on a chacun à inventer, en fonction de son public, le contexte, son style… Il faut y aller dans le sur mesure.

Au-delà des mesures d’accompagnement qui sont déjà proposées, il me semblerait important que ces questions puissent se traiter entre ceux qui conçoivent les programmes, ceux qui les appliquent, et ceux qui les aident à les appliquer (voire ceux qui les font respecter), à certains moments du moins, selon d’autres modalités que celle qui sépare « ceux qui savent » de « ceux qui ne savent pas ». Des moments où on pourrait prendre le temps d’entendre les questions des uns, les exigences des autres, et chercher ensemble des rigueurs de travail, sur des objets précis[5]En ce sens, les conseillers pédagogiques ont mis en place un groupe de construction collective de séquences de cours. Dans ce cas-ci, ils sont plutôt centrés sur la production d’outils … Continue reading. Tout le monde aurait à y gagner.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Exemples pris dans des manuels : la faim dans le monde, la violence, les sans-abris, etc.
2 Notamment des exemples de séquences de cours proposés sur le site du réseau pour accompagner le programme.
3 L’idéal serait plutôt de gérer avec les élèves le travail de sélection des documents : « De quelles informations aurions-nous besoin pour pouvoir répondre à notre recherche ? »
4 Ma vision des choses à l’époque, apparaissant rétrospectivement un tant soit peu dramatisée, ne mériterait pas d’être mentionnée, si elle n’était pas partagée par nombre de collègues dans la même situation que moi.
5 En ce sens, les conseillers pédagogiques ont mis en place un groupe de construction collective de séquences de cours. Dans ce cas-ci, ils sont plutôt centrés sur la production d’outils utilisables en classe.