Dans le concert des discussions du Pacte d’excellence portant sur le contenu du tronc commun, on n’entend guère les didacticiens et enseignants de sciences sociales par rapport à ceux d’autres disciplines. Pourquoi cette discrétion voire cette apathie ?
Pour justifier sa place dans les programmes, les enseignants et représentants de chaque discipline avancent des arguments de fond. Par exemple, les historiens insistent notamment sur l’importance de replacer les institutions et évènements actuels dans une perspective de temps long, ou encore sur l’importance de contrer les relectures sélectives et partiales du passé par un examen historique méthodique et impartial. De tels arguments doivent bien évidemment être pris en considération, mais chaque discipline peut s’en targuer, y compris les sciences sociales telles que la sociologie. Celle-ci ne manque d’ailleurs pas de points communs avec l’histoire. Comme cette dernière, elle utilise une diversité de méthodes, même si certaines sont davantage privilégiées ; comme l’histoire, elle contextualise faits et évènements, et permet une distance critique par rapport aux discours idéologiques sur le monde social. S’ils ne sont pas sectaires, historiens et sociologues soulignent les affinités et les liens entre leurs deux disciplines : une grande partie de la théorie sociologique insiste en effet sur la nécessité d’historiciser les phénomènes sociaux tandis que l’École des Annales conçoit l’histoire comme une science sociale à part entière dialoguant étroitement avec les autres. Les deux disciplines sont exposées à des débats analogues : l’histoire n’est pas non plus épargnée par les controverses entre courants de pensée, sur sa scientificité, sur la manière dont elle « construit » la réalité et sélectionne certains faits plutôt que d’autres ainsi que sur la mesure dans laquelle elle peut être elle-même contaminée par des conceptions idéologiques[1]B. Lahire, Enseigner les sciences du monde social dès l’école primaire, Sens, publié en 2006. C’est donc moins la valeur intrinsèque des arguments respectifs qui explique pourquoi certaines disciplines défendent mieux que d’autres leur place dans le cursus scolaire que des réalités plus terre à terre qui ont elles-mêmes des racines historiques et sociologiques (notamment). La comparaison avec l’histoire reste éclairante, mais on aurait pu choisir aussi bien ici le français, les langues ou la géographie.
Tout d’abord, pour les professionnels des deux disciplines, l’enjeu n’est pas du tout de même ampleur ni perçu de la même manière. Les historiens ont tout à perdre. Même s’ils n’auront sans doute pas grand-chose à gagner, les sociologues n’ont quant à eux rien à perdre, parce qu’ils ne sont quasi nulle part. Pour les historiens, l’enseignement dans le secondaire représente le principal débouché professionnel et c’est donc l’emploi de milliers d’entre eux, présents ou à venir, qui est menacé, ce qui leur permet d’escompter un soutien institutionnel (des syndicats et des réseaux) plus robuste. Au fil du temps, dans l’obligatoire, l’enseignement de l’histoire était devenu une évidence, une « institution » bénéficiant d’une forte légitimité, dont la remise en cause (ou même l’intégration dans un cours de sciences humaines jugé fourretout) ne peut être que sacrilège. Depuis bien longtemps, un solide corpus de contenus d’enseignement a été élaboré, soutenu par des supports didactiques reconnus et largement utilisés (notamment des manuels). Remettre en cause ce qui est fortement institutionnalisé et va de soi depuis des lustres est inconcevable tandis que n’accorder que portion congrue à des disciplines jusqu’ici pratiquement absentes et peu institutionnalisées n’est forcément pas perçu comme une perte. Bref, pour les historiens l’enjeu est énorme ; pour les représentants des sciences sociales, pour qui l’enseignement n’est qu’un débouché parmi d’autres, il est beaucoup plus faible.
Même si certains responsables publics et idéologues aimeraient mettre l’histoire au service de leurs fantasmes politiques (par exemple en réécrivant à leur sauce communautaire celle des deux Guerres Mondiales), obligeant les historiens à rappeler la vérité des choses et à défendre leur autonomie disciplinaire, la discipline conserve un certain prestige dans l’opinion publique et auprès de la plupart des responsables politiques et institutionnels, car tous y ont gouté durant leurs années d’études et pensent savoir ce dont il s’agit. En revanche, les représentants des sciences sociales sont las de devoir sans cesse défendre leurs disciplines contre d’incessants et nombreux griefs de la part de personnes qui n’y ont jamais été sérieusement initiés et se basent sur des clichés et impressions superficielles servant souvent leurs propres intérêts.
Les sciences sociales n’auraient de sciences que le nom et les plus ignorants en méthodologie ne se privent pas de critiquer leur soi-disant manque de rigueur. Même lorsqu’il est difficile de contester leur robustesse méthodologique, il leur est reproché de servir à trouver des excuses à toutes celles et tous ceux qui n’ont pas réussi à trouver place honorable dans la société (chômeurs, cancres, délinquants voire terroristes) et à dénoncer obsessionnellement les mécanismes qui les font tels (inégalités, exclusion, discriminations[2]J. Giry, “De quel danger sociologique parle-t-on ? Tensions autour du diagnostic d’une sociologie en crise », revue du MAUSS permanente, 10 juillet 2018 [en ligne],
http://www.journaldu … Continue reading…), même si ces questions sont loin d’être les seules étudiées et s’il est d’autant plus nécessaire de le faire que les effets sociaux du néolibéralisme et de la mondialisation sont profonds. Bref, rien de ce qui convient aux forces politiques, économiques et idéologiques qui voient dans la responsabilité individuelle le ressort de toute réussite et dans sa lacune celui de tous les échecs. La sociologie est coupable, car ses analyses viennent « contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable[3]B. Lahire, Enseigner les sciences du monde social dès l’école primaire, Sens, publié en 2006 ».
Reconnaissons toutefois qu’une large part de l’impuissance des sciences sociales à se défendre mieux leur incombe directement. Elles se vulnérabilisent en effet chaque fois qu’elles s’écartent trop du cœur même de leur métier : produire une connaissance concrète de la vie sociale à partir d’enquêtes empiriques et la transmettre, notamment dans le cadre de l’enseignement, à l’ensemble de la société ou à ses vecteurs les plus concernés. Cette transmission doit porter indissociablement sur les résultats de ces enquêtes et sur la manière dont elles sont construites (choix des concepts, hypothèses, méthodes et techniques…) et donc, par conséquent, sur la manière d’interpréter ces résultats, sur leurs limites et leur portée. Ses destinataires, notamment les élèves, sont alors traités non en ignorants à instruire, en consommateurs à convaincre ou en cibles d’une com à séduire, mais bien en apprenants actifs et en lecteurs critiques qui s’approprient pas à pas la discipline et deviennent des citoyens plus éclairés et impliqués.
La tendance actuelle à verser dans l’essayisme pseudophilosophique au détriment des enquêtes empiriques robustes (dans le même ordre d’idée, on pensera ici également à la formation sur les grands mécanismes d’apprentissage et d’épanouissement humains organisée d’octobre 2018 à juin 2019 par Céline Alvarez, linguiste de formation, sorte de gourou proposant un accompagnement expérimental à 750 professionnels de l’enseignement maternel qui se sont portés volontaires ; tout cela avec le soutien du ministère de l’Enseignement de la Fédération Wallonie-Bruxelles), l’influence d’un courant postmoderniste qui traite tout savoir objectif comme une illusion[4]R. Boudon, « Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations, » Revue française de science politique, année 1996, 66-1, pp. 52-79. , ou encore l’amateurisme de certains qui se lancent à la légère dans des enquêtes superficielles n’arrangent rien, sauf les intérêts de ceux qui disqualifient systématiquement les analyses qui ne confortent pas leurs idéologies et décisions. À ceux-ci se joignent parfois, hélas, des enseignants et chercheurs de disciplines voisines qui alimentent les clichés dès qu’ils se retrouvent en concurrence pour, notamment… la place dans les programmes de cours. La concurrence entre matières dans le tronc commun n’est qu’une composante d’une concurrence plus large qui s’observe également dans l’enseignement supérieur et pour l’attribution des financements de la recherche.
Enfin, on peut se demander si certains habitus professionnels ne sont pas davantage orientés vers la réflexion que vers l’action, vers la discussion que vers la décision, vers la distance à l’égard des institutions que vers la prise de responsabilité, vers l’action individuelle que vers l’action collective. Si une telle hypothèse se vérifiait pour les sociologues dont l’objet est la vie collective, ce serait un beau mais quelque peu embarrassant paradoxe.
Notes de bas de page
↑1, ↑3 | B. Lahire, Enseigner les sciences du monde social dès l’école primaire, Sens, publié en 2006 |
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↑2 | J. Giry, “De quel danger sociologique parle-t-on ? Tensions autour du diagnostic d’une sociologie en crise », revue du MAUSS permanente, 10 juillet 2018 [en ligne], http://www.journaldu mauss.net/./?De-quel-danger-sociologique-parle-t-on ; B. Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016. |
↑4 | R. Boudon, « Pourquoi devenir sociologue ? Réflexions et évocations, » Revue française de science politique, année 1996, 66-1, pp. 52-79. |