Tous capables ? Mais de quoi ?

Mesure-t-on suffisamment le rôle que jouent les enseignants dans le devenir de la société ? C’est la première question à se poser lorsqu’on envisage une réforme de l’éducation. En définir les visées, à court et long terme, comme les moyens d’y parvenir. De mon point de vue de chercheuse, d’enseignante, de citoyenne, voici ce qu’ils devraient être.

En 2040, tout élève de sept ans entrant aujourd’hui dans le système scolaire en aura trente. Dans quel monde vivra-t-il ? Qui le sait ? Sera-t-il capable de comprendre ce qui s’y joue, de trouver sa place, de s’adapter aux mutations sociétales, politiques, technologiques et idéologiques ? Ou en sera-t-il une des victimes ?

Quelles visées ?

La première visée est d’apprendre à tout élève à penser par lui-même et pas seulement à se conformer aux attentes scolaires, familiales ou économiques. Apprendre et se doter des outils intellectuels pour le faire. Lire, écrire, parler sont les piliers de cette pensée réflexive.
La seconde est que tout élève soit en mesure d’inscrire son développement dans un contrat scolaire — un socle commun — qui doit être ambitieux en termes de connaissances, de compétences et de culture, réaliste et adapté à la diversité des développements des élèves.
La troisième est que chaque élève trouve, à l’école, les formes d’enseignement et les dispositifs lui permettant de comprendre et de s’adapter aux attentes de ce socle.
La quatrième est que les élèves apprennent à vivre et à travailler avec leurs pairs pour parvenir à résoudre des tâches plus complexes.

Faire le deuil de certaines convictions profondes

Il y a donc urgence à penser des transformations profondes de nos systèmes scolaires pour faire de nos élèves les citoyens de demain. Aujourd’hui, il ne peut plus être question de former une petite élite et une masse de simples exécutants dont les compétences vont se périmer très rapidement. Les formes scolaires traditionnelles, les conceptions ou certitudes qui les soustendent ne fonctionnent plus.
Tous capables !, avouons-le, nous n’y croyons pas vraiment… Nous avons tant d’exemples d’élèves issus de milieux sociaux défavorisés qui ne réussissent pas, même les tâches faciles que nous leur avons préparées spécialement. Nous les avons pourtant fait répéter, entrainer, redoubler. Nous avons ajouté des heures de soutien. Sans résultats durables ! Nous mettons tant d’énergie et de coeur à aider ces élèves en difficulté, à essayer de les calmer, de les contrôler, de leur faire accepter les règles et les exercices de l’école. Sans résultats probants lorsqu’on regarde les évaluations internationales, en France comme en Belgique.
Il va falloir faire le deuil de ces certitudes collectives construites dans les souvenirs de notre expérience d’élèves, d’enseignants, voire de parents. Elles n’expliquent pas nos difficultés.
La recherche ne cesse de converger vers les mêmes résultats, étayés par des expérimentations solides, dans divers pays européens.
Non, il n’y a pas, sauf dans une infime minorité de cas, de déficiences génétiques qui pourraient expliquer les différences de niveau intellectuel des élèves. Il y a au contraire une sous-sollicitation des potentialités du cerveau qui ne cesse de se construire et se développer tout au long de la vie au gré des activités qui lui sont demandées. On le sait depuis une dizaine d’années. Non, pour les mêmes raisons, il n’y a pas de déficit socioculturel, langagier, cognitif irréversible et non surmontable. Oui, il y a des différences entre les élèves dans le rapport construit à l’école, ce qu’on en attend, la manière dont on en comprend les règles, enjeux, fonctionnements, la manière dont on y construit sa place. On le sait depuis quarante ans via tous les travaux de la sociologie et de la sociolinguistique scolaire. Eh oui, il y a des rythmes de développement différents chez les élèves. Tous ne peuvent pas comprendre la même chose au même âge et il est préférable de faire place à une pédagogie de cycle qui laisse sa chance, pendant trois ans au moins, pour tâtonner, apprendre de ses erreurs un corps de connaissances et savoir-faire spécifiés pour une tranche d’âge large.

Repenser le métier ensemble

C’est aux enseignants, aux formateurs, aux inspecteurs et aux parents d’être capables de s’adapter aux élèves dans leur très grande hétérogénéité sociale, culturelle et langagière. C’est à l’institution scolaire, dans son ensemble, de poser les principes pour refonder le métier enseignant, de prévoir l’accompagnement nécessaire pour les transformations des gestes et des postures professionnelles, de l’identité professionnelle collective. C’est un vaste chantier. Il faudra du temps et des remises en cause vécus collectivement.
Il s’agit d’abord de changer de point de vue sur l’évaluation et donc de modifier le regard porté sur les élèves.
L’enseignant évalue constamment, mais avec quelles lunettes ? Observe-t-il le résultat ou cherche-t-il à comprendre le processus qui l’a permis ?
Les dispositifs d’évaluation au prétexte de diagnostic classent, très tôt, les élèves en catégories, lesquelles deviennent très vite pour certains des stigmates rédhibitoires. Groupe de niveau, de besoin, etc. Trier et classer pour enseigner mieux : faux ! Des travaux récents montrent que les classes où les élèves dits en difficultés obtiennent les meilleures performances sont celles où les enseignants enseignent les mêmes contenus à tous les élèves. Ils ont pour cela modifié leurs dispositifs et gestes professionnels.
Les langages de l’enseignant et ceux des élèves sont les leviers premiers de l’engagement des élèves dans les tâches et les apprentissages. Quelle place est laissée aux élèves pour penser, réfléchir, argumenter entre eux quand la parole de l’enseignant occupe entre 50 et 70 % du volume des échanges ?

Des changements simples pour commencer

On peut commencer par libérer du temps de parole pour écouter les élèves. Il est plus profitable, par exemple, de faire faire moins d’exercices et de laisser les élèves en collectif ou en groupes pour expliquer les procédures, les erreurs, les questions qu’ils se sont posées (cf. les ateliers de négociation orthographique ou mathématiques).
Il est aussi important d’augmenter la fréquence des gestes de tissages. Ce sont les paroles par lesquelles l’enseignant, avant, pendant et après la leçon, cherche à s’appuyer sur ce que les élèves savent déjà, qu’ils l’aient appris ailleurs ou dans une autre leçon. Ce sont des gestes qui, à la fin de la leçon, remontent le fil : qu’estce qu’on vient d’apprendre, comment l’a-t-on compris, que peut faire de ce savoir nouveau ? C’est cela donner du sens aux apprentissages. Or, dans nos recherches sur les gestes professionnels, les gestes de tissage sont très déficitaires chez tous les enseignants.
Il est par ailleurs souhaitable de varier les postures d’étayage. L’observation de vidéos de classe du primaire à l’université nous a révélé que les enseignants adoptaient diverses postures pour engager les élèves dans les tâches et les accompagner dans la compréhension et l’appropriation de savoirs nouveaux. Elles relèvent essentiellement de deux postures : d’une posture de contrôle, voire de surétayage où tous les élèves sont invités collectivement à répondre à la maïeutique du cours et d’une posture de lâcher-prise où des tâches sont données aux élèves à réaliser en autonomie ou à plusieurs. Entre ces deux types de postures, d’autres ont été identifiées : la posture d’accompagnement individuel ou collectif dans un travail en atelier ou en groupe, la posture d’enseignement au moment opportun, la posture dite du magicien pour capter l’attention des élèves.
Toutes sont nécessaires. Mais, certaines conceptions de l’autorité et du rôle de l’enseignant, certains regards portés sur les élèves, certaines classes dites difficiles, certaines modélisations pédagogiques ou didactiques amènent les enseignants à privilégier les postures de contrôle et d’enseignement.
Les effets sont assez évidents : plus les enseignants ont une posture de contrôle et d’enseignement, plus on observe chez certains élèves du décrochage et du refus, ou une posture simplement scolaire (pour faire plaisir à l’enseignant ou faire semblant). Plus les enseignants ouvrent la diversité de leurs postures, notamment en prenant le temps d’accompagner, de comprendre où se trouve la difficulté des élèves, plus ceux-ci sont en posture réflexive et créative, on observe alors très peu de décrochage.

Oser varier les dispositifs dans la conduite de la classe

Si la routine et des cadres connus sont nécessaires aux apprentissages, ils ne favorisent pas les combinaisons de connexions de neurones nécessaires à toute adaptation à du nouveau. Nouveaux projets, nouveaux dispositifs, nouveaux lieux : savoir surprendre les élèves pour les éveiller et ne pas s’ennuyer — eux comme nous.
Parmi ces dispositifs, de la maternelle à la fin de la scolarité obligatoire, l’atelier dirigé est incontournable. Pendant que la classe est mise au travail sur différentes choses, l’enseignant rassemble autour de lui un groupe hétérogène de six à huit élèves pour une durée de 10 à 30 minutes sur une tâche difficile. Pendant ce temps, les élèves sont à égalité pour parler, coopérer, questionner. L’enseignant les observe, intervient le moins possible, accompagne, enseigne s’il le faut. Il est présent aux élèves qui se sentent alors reconnus. Il les découvre parfois, comme il découvre des difficultés inattendues dans la notion travaillée. Les malentendus sont levés. Les élèves se sentent tous capables dès lors qu’ils se sentent compris et sont accompagnés au plus près, non pas en dehors de la classe, mais pendant l’horaire ordinaire. Ces quelques pistes ne s’improvisent pas. Les gestes et postures qu’elles demandent doivent être travaillés collectivement dans la cohérence du projet d’établissement. Il faut du temps pour s’en convaincre, du temps pour les mettre en place. C’est une petite révolution professionnelle dont il s’agit. Mais, c’est à ce prix qu’on pourra changer le métier, vers un Tous capables qui nous paraitra enfin possible.