Depuis plus de 30 ans, le problème de l’état de
la classe en fin de journée est récurrent pour moi
et les groupes, avec lesquels je travaille. Le plus
souvent ce sont les chaises qui sont le révélateur
le plus manifeste du « comment nous avons fini la
classe ».
Les élèves sont partis. Je regarde autour de
moi dans quel état nous laissons la classe,
à Vinciane qui viendra balayer ce soir…
Aujourd’hui est un bon jour : nous n’avions
que 4 minutes de retard à la sortie et toutes
les chaises sont sur les bancs. Seule remarque à noter sur
le tableau : un jeu de société n’a pas été rangé.
DÉCODER LES « QUOI », LES « COMMENT » ET LES
« POURQUOI »
Mais souvent, des chaises, feuilles, livres, cahiers,
ciseaux et/ou colle trainent encore… Régulièrement,
je range. Parfois, je mets un mot : « Vinciane, laisse la
classe. Nous devons en parler, mes élèves et moi. » Les
élèves reconnaissent : « Oups j’ai oublié ! » « Je n’avais
pas le temps. » « J’allais me faire gronder. » Il arrive
que quelques élèves restent pour m’aider à remettre la
classe en ordre. Ils l’écrivent sur le tableau du conseil.
Plusieurs fois par an, ce sujet revient donc au conseil.
Chaque fois, nous trouvons une ou plusieurs solutions :
• Chacun est responsable de ses affaires ;
• Les élèves qui ont oublié reçoivent une sanction (qui
va de « écrire son engagement plusieurs fois » à « réfléchir
en trois questions aux répercussions de son oubli
sur la vie du groupe ») ;
• Donner des points rouges et des points verts ;
• Le prof ne nous laisse pas sortir tant que tout n’est
pas rangé ;
• Chacun à son tour prend la charge ;
• …
Aucune d’entre elles n’a passé le cap de la
quinzaine… Les élèves ne peuvent pas être
responsables tout le temps de manière
autonome (les adultes non plus d’ailleurs),
les sanctions et les points rouges ne sont
pas attribués aux vrais responsables (les
élèves changent souvent de place durant
la journée en fonction des activités), la
même injustice se révèle quand le prof ne
laisse sortir personne tant que tous n’ont
pas rangé, et la pire de toutes est celle de
la « charge », car toute la classe ou presque
se décharge, puisqu’« un » sera responsable du rangement…
PARTAGER LA RESPONSABILITÉ DE
L’ORGANISATION MATÉRIELLE DE LA CLASSE.
Cette année, nous avons fait fort ! Dès le troisième
jour, le problème des chaises est survenu et donc mis
à l’ordre du jour du deuxième conseil de l’année. Les
anciens ont raconté que le phénomène n’était pas nouveau.
À mon tour de parole, j’ai demandé quels sentiments
étaient les leurs lors des différentes solutions que
nous avions vécues. L’agacement d’une minorité devant
l’irresponsabilité de certains « toujours les mêmes » emportait
la palme suivie du sentiment d’injustice lors des
sanctions non méritées. J’ai fait une proposition, « et
si celui qui prenait la responsabilité des chaises pouvait
faire tout ce que je peux faire pour obtenir un résultat ? »
• Il pourrait faire des remarques.
• Il pourrait arrêter tout le monde pour rappeler la
« consigne simple » des chaises.
• Il pourrait parfois oublier.
• Il pourrait demander de l’aide.
• Il pourrait désigner un autre s’il n’a pas le temps ou
s’il n’est pas là.
• Il pourrait quand même le faire lui-même.
Je découvre la finesse de leurs observations sur le
« comment je fonctionne » et dois faire taire mon égo…
À la lueur de ces nouvelles possibilités de fonctionnement,
remontent à la surface toutes les anciennes
« charges » trop peu prises en mains par de vrais responsables.
« Et si on faisait aussi ça pour le balayage
et les poubelles de la classe ? » « On devrait trouver 26
charges puisque nous sommes 26 en classe. » « On
serait obligé d’en prendre une ? » « Oui, sinon ce n’est pas
juste. » « Non, on ne peut pas obliger quelqu’un à prendre
une responsabilité qu’il ne veut pas. »
À ce moment, le maitre du temps nous rappelle que
le temps consacré au sujet est clos et le président invite
le groupe à voter sur les propositions faites. En tant que
secrétaire, j’énumère toutes les propositions qui sont
votées une à une. 28 responsabilités sont acceptées à la
grande majorité ainsi que la manière dont chacun peut mener à bien sa charge. Pour la première fois, après ce
conseil, les décisions qui restent habituellement dans le
cahier du conseil arrivent sur une affiche épinglée bien
en vue à l’entrée du « coin-conseil » grâce à la responsabilité
« secrétaire affiche ».
Depuis quatre semaines que ces règles ont été adoptées,
nous observons tous un grand changement dans la
classe. Chaque jour, la classe est en ordre !
Au-delà de ce fait déjà mémorable dans ma carrière, je
remarque d’autres bouleversements plus ou moins subtils.
Quelques « charges » ne sont jamais choisies et pourtant
ont été votées à la grande majorité :
• Je veille à maintenir les toilettes accueillantes.
• Je vérifie à la fin de la journée si les responsabilités ont
été bien assumées.
« Il est difficile
de prendre le
pouvoir et tout
aussi difficile
de ne pas en
abuser. »
Plusieurs élèves ne mènent pas bien ou pas du tout la responsabilité
qu’ils avaient prise. Au conseil, c’est leur façon
d’exercer telle responsabilité qui est mise en cause et non
eux-mêmes : « Si tu ne vérifies pas que les livres sont au
bon endroit dans le matériel de référence, on perd du temps
à chercher quand on en a besoin ! » Quelques élèves ont,
la première semaine, tenté de prendre une responsabilité
de manière sauvage — par exemple, me dire l’heure
alors qu’ils n’étaient pas « maitres du temps », faire une
remarque à un élève parce qu’il s’était trompé de poubelle
pour jeter ses papiers — ils se sont fait rabrouer par le responsable
légitime, sans rétorquer.
La présidence du conseil, qui se prend maintenant
comme une « responsabilité » parmi d’autres, se prépare
mieux : le président fait des liens avec le président et le
secrétaire précédents pour établir l’ordre du jour, il fait
aussi appel au maitre du temps pour proposer des timings adéquats et pourtant nous n’en avons pas parlé.
Un élève, habituellement vécu comme perturbateur,
a été félicité d’avoir su déléguer et encourager — dans la
discrétion — chacun à ranger les jeux.
La semaine dernière, un élève ayant besoin d’une
équerre du matériel collectif, est venu me demander l’autorisation
d’emprunter. Je lui ai rappelé que nous avions
maintenant un responsable du matériel et que c’était à lui
de donner les autorisations. De loin, j’ai vu la surprise et le
sourire du responsable (un élève timide) lorsqu’il a donné
l’autorisation. En fin de journée, il savait, qui avait emprunté
quoi et avait vérifié le retour du matériel emprunté,
mieux que moi, quand je le faisais en plus du reste…
Je ne me trouve plus confrontée au difficile choix de
désigner quelqu’un, souvent les mêmes, pour distribuer
les documents : celui qui a cette responsabilité s’organise
en fonction du nombre de documents à distribuer. Et nous
sommes à l’heure à chaque temps collectif de l’école :
notre maitre du temps a le droit de m’arrêter, même en
pleine activité (pas en pleine parole).
Le responsable organise sa responsabilité comme il veut ; il peut faire sa tâche
lui-même, il peut demander de l’aide, mais l’autre peut refuser, il peut déléguer sa
responsabilité à un autre, mais il reste responsable, il peut faire une remarque à
celui qui n’a pas le comportement adéquat en rapport avec sa responsabilité, il peut
arrêter le groupe dans son travail pour rappeler la tâche dont il est responsable, il
peut être créatif pour mener à bien sa responsabilité…
Je veille à garder les tableaux (blanc et vert) soignés.
Je veille à ce que le programme du jour soit écrit sur le tableau vert.
Je veille à ce que la date soit au tableau et les calendriers mis à jour.
Je veille à ce que les manteaux soient rangés.
Je veille à ce que les mallettes soient rangées.
Je veille à ce que les jeux et toute l’étagère « projets » soient rangés.
Je veille à ce que la mezzanine soit rangée.
Je veille à ce que le coin « conseil » soit rangé.
Je veille à ce que les étagères des livres de référence soient rangées.
Je veille à garder les toilettes accueillantes.
Je suis responsable de la distribution des feuilles.
Je veille à distribuer les feuilles corrigées dans les casiers.
Je veille à ce que les chaises soient sur les bancs en fin de journée.
Je veille à régler la température de la classe.
Je veille à éteindre, allumer les lampes si c’est nécessaire.
Je veille à aérer la classe pendant les récréations.
Je suis Président du forum.
J’aide Michèle dans le Secrétariat du forum (recopier les décisions votées à la majorité).
Je veille au temps pendant le conseil et en classe.
Je nettoie le tableau du conseil après le conseil.
J’affiche les panneaux réalisés en classe.
J’allume les ordis le matin et je vérifie à la fin de la journée si tous les ordis sont
éteints.
À la fin de la journée, je note les responsabilités qui n’ont pas été remplies pour quitter
une classe en ordre et j’en parle aux responsables.
Joker (je remplace un responsable absent).
J’accompagne le rang des 3/4 après la gym.
Je veille au matériel collectif (demander au responsable pour emprunter et dire quand on rend).
Je garde les documents des personnes malades et les aide à se remettre en ordre à leur retour.
À moi de veiller, maintenant, à ne pas me reposer sur
les élèves, tout en gardant la distance nécessaire pour
qu’ils puissent assumer pleinement leurs responsabilités,
à leur manière, qui évoluera puisque les règles leur
ont donné cette possible créativité… Le pouvoir effraie
ou attire. Il est difficile de le prendre et tout aussi difficile
de ne pas en abuser. Certainement que des dysfonctionnements
vont arriver ; qu’ils puissent rester des
erreurs à corriger qui enrichissent ceux qui les ont vécues
et non des moments qui pourraient devenir traumatisants
pour certains, du fait d’un abus de pouvoir
pris par d’autres.