Face à face

Des déplacements physiques et leur étonnante
influence sur les (dis)positions mentales,
symboliques, relationnelles.

Durant mes premières semaines d’enseignement
dans une école secondaire, je m’attendais
à traverser de nombreuses difficultés,
concernant surtout ma capacité à faire
autorité, à être un « bon prof » cohérent
et conséquent. Ma formation me semblait loin, j’avais
repoussé le moment d’entrer dans ce métier et ne me
sentais plus tout à fait légitime pour devenir professeur
: avais-je assez de connaissances, de compétences ?
Remuée de toutes ces questions, en donnant mes premières
heures de cours, j’ai découvert un autre malaise
insoupçonné. D’emblée, j’ai été incommodée par la disposition
spatiale des individus dans une classe et par ma
place en particulier.

FIGÉE, DEBOUT

La classe traditionnelle est disposée de telle manière
que le professeur soit seul à faire face au groupe
d’élèves. Rapport inégal et écrasant pour les deux parties
: le professeur a le vertige de sa solitude tandis que
les élèves sont pris par le tournis du collectif. Au début,
j’ose à peine me retourner pour écrire au tableau ou
tendre le bras pour fermer la fenêtre, tout mouvement
me déstabilise, mon corps ne se reconnait pas et me
lance des signaux de malaise physique. Figée, debout,
je ne quitte pas ma place de peur de perdre le contrôle
et l’autorité qu’elle semble me donner. Faire face aux
élèves, c’est pour moi saisir tout mouvement imprévu,
gérer les prises de parole, garantir l’égalité… enfin, je le
crois fermement. Coincée entre le tableau et vingt-cinq
paires d’yeux, je me raidis physiquement pour parvenir
à transmettre avec un maximum de souplesse. Je dépense
alors énormément d’énergie à juste tenir debout.

Tellement inconfortable m’a semblé cette posture !
Du côté des élèves, cette disposition en rangées proposant
des places du fond, de devant, près du radiateur
ou de la fenêtre offre une multiplicité de positions physiques,
mentales et symboliques. Certaines places empêchent
la relation au professeur (caché au fond) ou aux
autres élèves (premier rang), d’autres places ne laissent
pas de répit (au milieu/devant le professeur). Préférer
le premier rang ou le coin de la poubelle ne signifie pas
du tout la même chose ! À travers leur disposition dans
la classe, les élèves s’installent aussi physiquement dans
une catégorie scolaire (du « bon » au « mauvais » élève)
et prouvent aussi leur degré de motivation aux études,
proportionnel à leur proximité avec le bureau du professeur.

DÉ-MÉNAGER

Au bout du premier mois, j’ai commencé à me sentir
assez à l’aise que pour oser circuler dans la classe.
Mes jambes ont passé le cap des rangées. Quel bonheur
de s’adresser individuellement aux élèves d’abord (un
moment précieux), et puis au groupe, à partir d’une
nouvelle position dans l’espace ! Ce déplacement est
vraiment dépaysant.

Enfin, l’année suivante, j’ose déménager. Oh, je n’ai
pas osé avec mes classes plus turbulentes, encore trop
de peurs (saboter ma leçon, perdre le contrôle). Mais,
dans la classe avec laquelle je me sens en confiance,
j’ose ce dés-aménagement. Petit chahut, on perd dix
minutes à s’installer, nous voilà assis en deux cercles
et je ne suis pas au centre. Chacun fait face aux autres
et je sens leur disposition d’esprit changée. L’espace de
la classe a été réaménagé et il me semble que l’espace
de leur esprit s’est déplacé en même temps, en correspondance
avec la nouvelle disposition spatiale. Plus de
face à face oppressant, plus de symbolique attribuée à la
place de chacun.

DU CORPS ET DE L’ESPRIT

Alors, ces dix minutes de déménagement « perdues
» font gagner en intensité le temps du cours. Les
échanges s’organisent différemment, certaines timidités
s’estompent. Cette élève toujours penchée sur son
bureau du premier rang dans une attitude studieuse
prend la parole pendant de longues minutes. Ce « caïd »
loquace du fond n’intervient plus à tort et à travers ;
avec corps et attention, il écoute les interventions des
autres. Est-ce un hasard ? N’y aurait-il pas un lien particulièrement
fort entre disposition de l’espace et disposition
de l’esprit ?

Dans la géométrie classique des classes, certaines
transmissions sont mathématiquement impossibles.
Les translations par vecteur depuis
le professeur ne se réalisent
qu’avec les élèves bien disposés,
dans l’espace et dans l’esprit.
Certains élèves sont inattentifs
parce que leur connexion au
cours est entravée. Par exemple,
lorsque devant ou derrière eux
se trouve un élève surmotivé qui capte toute l’attention
du professeur et ne laisse rien filtrer. De même, une
main levée dans un coin ou dans le fond peut passer
inaperçue dans les rangées, un geste que la disposition
circulaire permet à tous les regards de noter et de signaler
au professeur. Dans le cercle, chacun peut tracer ses
rayons vers les autres.

Cependant, cette réflexion doit tenir compte aussi
de la possibilité donnée à chaque élève d’échapper au
cours à certains moments. Les journées sont longues
à l’école et imposer aux élèves d’appartenir en permanence
au groupe me semble très exigeant. Or, dans
un cercle, les possibilités de repli sont minces. Sauf
s’il se penche sur sa feuille, un élève qui lève les yeux
rencontre toujours le regard d’un autre ; un élève qui
griffonne un peu pour se détendre (ou appuyer son attention)
risque toujours d’être surpris dans son geste.
L’intimité doit aussi trouver une place dans une classe.
À long terme, le cercle devient, sous certains aspects,
plus oppressant qu’intégrant.

PLAISIR PHYSIQUE D’APPRENDRE ET D’ÊTRE LÀ

En variant la disposition spatiale du groupe, le professeur
et les élèves profitent de nombreux avantages.
D’abord, celui d’intervertir les positions symboliques
de chacun, de dénouer les rôles (du bon élève au professeur
tout puissant). Ensuite, celui de multiplier les
possibilités d’échanges (le voisin de derrière devient
celui d’en face, le regard du professeur n’est plus le seul
point d’attache du regard des élèves). Et, enfin, l’avantage
d’offrir à tous l’occasion d’appartenir au groupe à
égalité (dans le cercle) ou, au contraire, laisser à chacun
la liberté de s’échapper (dans les rangées).

Après avoir découvert le plaisir de briser le face à
face rigide (et paralysant) en circulant dans la classe,
je ne peux plus en vouloir aux élèves qui se retournent
sans cesse vers leur voisin, leur fenêtre, leur armoire.
Lâcher la pression spatiale en déviant les trajectoires
relationnelles, tant pour l’élève que pour le professeur,
est une échappée nécessaire de sa condition mentale
imposée par la position physique.