Je suis un ancien de la PI, comme
on dit. Mais le monde se réinvente
chaque matin. Petite histoire vraie
dans un collège réputé difficile, situé
en zone violente, dans une banlieue
lointaine. Je suis directeur de la
partie formation professionnelle du
collège, réservée à certains élèves.
Récréation. Je me promène. J’aime bien ce
moment qui n’est plus seulement de surveillance,
mais qui peut être de présence.
Être là. Il peut y avoir des rencontres. Il va
y en avoir une.
La trousse d’une fille est lancée et s’ouvre, déversant
son contenu.
Des garçons se précipitent pour prendre qui les ciseaux,
qui la gomme. Le jeu est connu, l’agression n’est
pas anodine. La fille ne reverra sans doute rien de son
matériel ou très peu. Il est déjà trop tard. Désarroi.
J’en remarque un qui ramasse un stylo. Je le connais
de vue cet élève et il me connait également. On s’est déjà
croisés dans les rangs, quand la classe attend un professeur
ou dans les couloirs quand je fais des remarques
aux élèves, à des groupes, quand la conversation s’engage.
Mais son nom ne me revient pas. Je vais vers lui
et lui demande le stylo. Il me regarde, balance le stylo
par derrière et me crie qu’il n’a rien et pourquoi je lui
demande à lui et qu’il n’y a pas que lui…
Je craque et je me mets également à crier en lui disant
que je l’ai vu et qu’il n’a pas à me parler sur ce ton et
je pointe le doigt vers lui, touchant son épaule plusieurs
fois.
« Et pourquoi vous me touchez, vous n’avez pas le
droit ! », me renvoie-t-il immédiatement.
Beau début de crise, comme quoi, même avec 10 000
ans d’expérience, je peux encore me faire piéger.
Makarenko[1]C’est au début
de son « Poème
pédagogique »
que Makarenko
évoque cette
bagarre avec
Zadorov. et sa rixe avec l’élève Zadorov traversent
mon esprit. Fort de cet illustre prédécesseur, le sol pédagogique
pouvait continuer à s’effondrer sous moi.
J’emmène l’élève chez les surveillants. Il me suit.
Il n’y a personne. J’ouvre la porte avec mes clés. Nous
entrons dans le bureau. J’éclate :
« Je ne suis pas une gentille petite surveillante (sic)
que l’on peut entourlouper. Et alors, les élèves peuvent
tout se permettre, piquer dans les trousses ? C’est quoi ce
cinéma que vous avez fait dehors, devant tout le monde alors que vous l’avez pris le stylo ? »
« Distinguer le rôle,
la fonction
et le statut. »
Il ne dit rien. Je lui demande son carnet de liaison et
là, il ouvre son sac et me le donne. J’aurais pu essuyer un
refus.
Je lui dis que je suis trop énervé et que je ne peux pas
m’occuper de cela maintenant.
Je le renvoie, lui annonçant des suites.
Je suis au bord de l’apoplexie, presque. Ça a été violent.
Après la récréation, je parle avec les surveillants.
J’apprends que c’est l’élève qui… et puis qui… Je fais le
lien et je le connais bien, en effet, Yucel Gusol, pour en
avoir entendu parler, entre autres à la réunion du lundi,
pour avoir réfléchi avec l’équipe sur les possibilités d’action.
Comment sortir de la crise maintenant ? Il est tellement
pris dans des tas d’histoires que ça ne fait qu’en
ajouter une. Une punition ? Il en a déjà qui courent et
nous sommes le 15 juin. Un discours moral ? Le combientième
ce mois-ci ?
Affida, elle aussi, ne sait trop quoi dire. Affida,
quelqu’un d’essentiel dans ce bureau, calme, positive et
capable de ramener de l’apaisement dans les crises violentes.
Plus âgée que les autres surveillants, venue d’Algérie
avec un bagage universitaire non reconnu ici, elle
reprend des études.
Parler avec Affida me calme.
Nous décidons qu’elle ira le chercher à 16 h, l’amènera
dans mon bureau et qu’elle restera. Nous discuterons
comme on l’a déjà fait et je lui annonce : « Cette fois-ci,
c’est moi qui lance l’affaire, vous me suivez ? » Elle est d’accord
parce qu’elle connait cette pratique que nous avons
élaborée au fil du temps en analysant des situations difficiles
rencontrées : la mise en scène d’un discours mené
par l’un d’entre nous et auquel l’autre s’adapte en renforçant
ce qui est dit, relançant par des interrogations le dialogue
mené devant l’élève présent. Il faut être complices
et avoir une certaine confiance réciproque pour improviser
ainsi.
Toute la journée pour mettre à distance.
Quand je reçois Yucel Gusol, j’invite Affida à rester.
J’ai quelque chose à lui dire « à propos de ce garçon de
4e, vous vous souvenez, celui qui ne voulait pas reconnaitre
qu’il avait pris le marteau en atelier… »
Je vais lui parler, à elle, de ce garçon, étrangement
proche de celui présent là dans le bureau.
Cette histoire vraie est présentée sous ses bons côtés,
et puis elle se termine bien. Affida complice intervient :
« Ah oui ce garçon, il a des qualités. Il est insupportable,
mais il est plein de richesse au fond de lui, je me souviens
une fois… » Et de raconter une petite histoire.
« C’est vrai qu’il a de la richesse, mais il est tellement
pris dans ses problèmes ! Est-ce qu’il pourrait changer, un
garçon comme cela ? »
Nous parlons ainsi et cela va durer finalement une
vingtaine de minutes.
Assis derrière le bureau, mon regard se porte parfois
vers l’élève présent et, en parlant, je l’associe à la conversation,
aux interrogations.
À la fin, je me tourne vers lui : « Alors, je me suis bien
énervé ce matin. C’était une belle colère hein ! » que je dis,
en regardant mes deux interlocuteurs. « Oh là là, il m’a
trop énervé ce garçon. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant
? »
Après deux ou trois échanges avec Affida, je redonne à
Yucel Gusol son carnet et le renvoie en lui indiquant que
je n’ai rien écrit dessus.
Au moment où il va franchir la porte, d’une façon un
peu décalée, alors qu’il nous tourne le dos, il dit très distinctement
« Merci ». Je ne l’attendais pas. Je pensais
qu’il allait partir sans demander son reste et je n’aurais
rien dit.
Ce merci parait même incongru, tombé là on ne sait
trop pourquoi. Peut-être parce que c’est un garçon poli
finalement. Peut-être.
Un des élèves les plus terribles du collège, qui est
resté là, sans rien dire pendant 20 minutes et qui ne
prononce qu’une parole, merci, en s’en allant. Merci
pour quoi ? Pour ne pas l’avoir puni ? Pour ne pas avoir
surchargé son actualité déjà très compliquée ? Pour lui
avoir raconté une belle histoire ? C’est peut-être cela, il
doit aimer les histoires. Va savoir…
Affida est contente du moment. « C’était bien », ditelle,
c’est-à-dire sans doute assez juste.
Les présentations sont maintenant faites, le travail
va pouvoir continuer. Il avait commencé bien avant,
dans les échanges involontaires de toute l’année. La
prochaine fois que je croiserai Yucel dans les couloirs
ou dans la cour, il y aura toute cette histoire entre nous
et je lui dirai « bonjour ».
Ce n’est rien, peut-être pas.
Dans ce récit, le moment de la reprise apparait essentiel.
La présence d’Affida casse le face-à-face et l’histoire
racontée ajoute une deuxième médiation, ouvrant
sur une dimension métaphorique. Quelque chose de la
PI se cache sans doute dans ces différentes strates.
Dans cette situation singulière, je ne cherche pas,
par mon autorité statutaire, à obtenir de l’élève une attitude
conforme et soumise ni des regrets définitifs qui
me permettraient sans doute de sortir la tête haute, le
devoir éducatif bien accompli, mais
qui pourraient n’être qu’un comportement
de façade de la part du
détrousseur.
En n’abandonnant pas l’élève au
bord du chemin, dans son mensonge,
sa violence et l’image où tout cela
l’enferme, je fais le pari qu’il peut bouger de sa position
initiale et que quelque chose d’autre que la soumission
et l’humiliation peut s’inscrire en lui. Mais tout ceci
m’échappe et une autre dimension de la PI apparait, la
prise en compte de l’opacité de l’autre, l’acceptation que
je ne peux pas tout comprendre. Ce parti pris réactualise
une position de base en PI : c’est le dispositif qui
opère, l’institution mise en place localement et investie.
La fonction accueil que nous partageons Affida et
moi trouve à s’investir ici dans un dispositif de parole
reflet d’une éthique en actes. Dans le désespoir de sa
dérive, retrouver l’humain, tout simplement, et lui témoigner
considération et respect, en lui montrant qu’il
n’est pas réduit à son acte.
Cheminer ainsi entre les images que Yucel Gusol
projette sur moi d’une part, la dimension éducative de
mon métier et ma position de directeur d’autre part,
bref distinguer le rôle, la fonction et le statut comme
nous y invite si souvent Jean Oury[2]M.-C. Hiebel-
Barat, « Écritures.
Itinéraires de
formation par
J. Oury », Le Pli,
2003..
Et puis, avoir le souci de transformer ma propre colère
en petite monnaie, car je ne suis pas, moi non plus,
que dans cette colère.