Je mesure, tu découpes, elle superpose…

Nous pensons que les pédagogies actives donnent plus de sens aux activités et permettent aux enfants de s’approprier davantage les savoirs. Mais que mettons-nous en œuvre dans notre façon de travailler ?

Institutrices primaires dans une école à pédagogie active, nous interrogeons nos pratiques autour d’une activité qui construit la notion de mesure de surface.
Que mettons-nous en activité ? Nous répondons d’emblée le corps de l’enfant et les sens de l’enfant. Mais évidemment, nous voulons mobiliser sa pensée.
Précisons les fondamentaux de l’école, tels qu’Ovide Decroly les a pensés, il y a plus de cent ans et qui sont encore à la base de l’organisation de notre travail et de la conception de notre pédagogie.

Observer, associer, exprimer

L’ordre psychologique pour l’acquisition d’une connaissance est représenté par une première étape d’observation directe des objets et des faits, une seconde d’association dans le temps et l’espace, une troisième d’expression concrète et abstraite [1]Le calcul et la mesure au premier degré de l’École Decroly, Dr Decroly et Mlle Hamaide, 1932 (réédition 2001 par notre école)..
J’ai travaillé dix ans dans une école plutôt traditionnelle. Le découpage formalisé des temps d’apprentissage en disciplines (fractions, conjugaison, vocabulaire…) était un réel obstacle pour m’adresser à la sensibilité et à l’intelligence de l’enfant.
La complexité du réel était gommée par le prédécoupage des situations en unités sèches, tristes, sans vie. L’observation et la manipulation des faits réels étaient peu présentes.

La fonction de globalisation

Decroly a décrit la fonction de globalisation comme la propension à saisir le monde dans sa complexité. Cette fonction de globalisation se marque tant dans la perception que dans le souvenir, la pensée, le raisonnement, l’expression et les réalisations. Les phénomènes sont non morcelés, vivants, d’emblée saisis de manière complexe (…) C’est d’emblée sur les choses, les évènements dans toute leur complexité apparente que non seulement l’intérêt des enfants va porter, mais également leur mémoire, leurs perceptions, leur activité. C’est donc sur ces choses, ces évènements, ces objets que les classes vont travailler [2]Cent ans sans temps, Livre du centenaire de l’École Decroly, 2007..
Le réel est vraiment présent en classe. Tout peut être objet d’observation, de questionnement et de manipulation. En première année, une feuille récoltée dans le petit chemin dont on va mesurer le long pétiole avec notre empan, un pâtisson dont on va comparer le poids avec celui du potiron transformé en purée la semaine précédente et dont on a conservé le poids en sable, un conte dont on va repérer la structure…
Ces activités joyeuses — parfois agitées — d’observation, de mesure, de manipulations, de comptage, de construction, de confrontations d’idées sont peu à peu formalisées dans un savoir plus abstrait. Car nous devons être claires : nous sommes là pour travailler et apprendre ensemble.

Des mètres carrés

Questionnons une activité qui se déroule dans ma classe de 4e primaire, avec vingt-cinq élèves. Un enfant apporte un bulletin météo entendu à la radio [3]Le centre d’intérêt de cette année, le thème, est « la protection contre les intempéries ». Ovide Decroly a déterminé quatre centres d’intérêt liés aux besoins fondamentaux du … Continue reading : « Aujourd’hui, il tombera 1 à 3 litres d’eau par m2. Va-t-il pleuvoir beaucoup ? » « Qu’est-ce que cela signifie par mètre carré ? » « C’est une mesure ! » De longueur ?, de surface ?, de volume ? » « C’est un carré d’un mètre de côté » « On l’entend dans le nom. » Les enfants connaissent déjà cette figure géométrique.
Certains proposent de déposer en carré 4 mètres bâtons sur le sol. On observe le mètre carré ainsi délimité. Certains enfants désignent le contour (le périmètre), mais d’autres balaient la surface avec leur main. Pour appréhender cette surface, on va la matérialiser, la construire. Les enfants, en équipe de quatre, dessinent sur du papier kraft un carré d’un mètre de côté, à l’aide des mètres bâtons (fabriqués en troisième année) et des angles droits fabriqués par pliage. Les voilà à l’œuvre, assis, à quatre pattes ou étalés dans le couloir.
Après le découpage, on observe par superposition. Il y a des imprécisions, mais elles sont acceptées. Puis, chacun a la mission de fabriquer un mètre carré en tissu, en classe ou à la maison. Chaque enfant peut s’appuyer sur les démarches effectuées et verbalisées collectivement.
Envisager quels gestes, il faut poser, agir, exprimer. Cela va permettre aux enfants de clarifier ce qu’est une surface ; cela va leur permettre d’intégrer cette mesure et d’en construire une représentation mentale. Les enfants appréhendent physiquement cette unité de mesure de surface, et vont pouvoir envisager dans quelles situations concrètes elle sera utile.
Nous voilà avec 25 mètres carrés. Quelle effervescence ! A-t-on un endroit pour déposer au sol ces 25 mètres carrés ? Cherchons dans l’école une surface équivalente. Nous estimons que c’est possible, dans un couloir. Mesure-t-il 25 m2 ? Évaluons puis plaçons un à un les mètres carrés au sol. On fait une première colonne de 10 mètres carrés. Et cette petite surface qui reste, comment fait-on ? Par pliages successifs on essaie M du mètre carré, mais ça ne recouvre pas toute la surface restante. Par pliage encore et recouvrement, on voit que la surface restante est ¾ du mètre carré.
Ce moment où les fractions sont nécessaires à l’activité de mesure, c’est précisément cela la pédagogie active. Les enfants sont plongés dans une tâche à réaliser mesurer la surface du couloir, pour cela, ils ont besoin de fractionner le mètre carré. Le tâtonnement expérimental est indispensable. Le travail de fractionnement prend tout son sens. Les enfants plient leur mètre carré en fonction de la surface restante à recouvrir.
Par tâtonnement, on voit qu’avec les demis et les quarts, ça ne fonctionne pas. Les enfants arrivent à constater que ¾ c’est plus grand que M. Après ajustements successifs, le couloir est entièrement recouvert. Il faut encore comparer les fractions, trouver les équivalences pour exprimer la mesure. La surface du couloir est 26 m2 et ½ m2. Notre estimation était bonne !
Les enfants ont étendu les mètres carrés en tissu, ils ont déambulé dessus, les ont déplacés, pliés, fractionnés. Le corps et la manipulation sont intrinsèques à la pédagogie active, mais être actif dans les apprentissages, c’est fondamentalement être en état d’initiative intellectuelle [4]Bernard Rey, « Pourquoi des élèves actifs ? », Revue Politique, Bruxelles, n° 72, 2011.. On peut être très actifs intellectuellement, tout en étant silencieux, le corps au repos.
Après le recouvrement, chaque enfant va dessiner dans son cahier de travail la surface du couloir, en utilisant un étalon (4 petits carreaux du cahier pour un mètre carré). On peut ainsi voir de quelle façon la réflexion de chaque enfant se construit.

Écueils

Bernard Rey le souligne, nous, enseignantes, avons bien les tenants et les aboutissants des situations d’apprentissage en tête. Mais en classe, il nous arrive de sous-estimer notre obligation d’être explicites sur le véritable but de l’activité qui est le savoir, qui dépasse l’activité ponctuelle.
Une activité scolaire a, la plupart du temps, un sens second et c’est lui qui fait accéder à la compréhension de lois et de règles générales au-delà du cas particulier de l’activité immédiate [5]Ibidem.
Tout ce travail autour des mètres carrés, c’est plusieurs séances, étalées sur deux ou trois semaines. Il faut profiter de chaque reprise de l’activité, pour mettre en évidence les buts poursuivis, ce qu’on a déjà fait, ce qui est recherché, ce qu’on a appris, ce qu’on apprend en effectuant telle ou telle tâche.
1 à 3 litres d’eau par mètre carré, finalement, c’est beaucoup d’eau ? Nous pouvons à présent construire une surface plastifiée d’1 m2 avec un petit rebord, verser 1 litre, 2 litres, 3 litres d’eau, observer et… questionner.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le calcul et la mesure au premier degré de l’École Decroly, Dr Decroly et Mlle Hamaide, 1932 (réédition 2001 par notre école).
2 Cent ans sans temps, Livre du centenaire de l’École Decroly, 2007.
3 Le centre d’intérêt de cette année, le thème, est « la protection contre les intempéries ». Ovide Decroly a déterminé quatre centres d’intérêt liés aux besoins fondamentaux du vivant (l’alimentation, la défense, le travail et la protection contre les intempéries). Ils posent le cadre des apprentissages pour toutes les classes de l’école à partir de la 3e année primaire.
4 Bernard Rey, « Pourquoi des élèves actifs ? », Revue Politique, Bruxelles, n° 72, 2011.
5 Ibidem