En juin 2006, je quitte douloureusement la Haute école où j’ai fait mes études, avec mon diplôme de régente en sciences humaines en poche. Là, j’ai découvert beaucoup sur ma propre personnalité et sur mes capacités dans la vie.
J’ai aimé, admiré différents professeurs ou parfois été déçue. J’ai vécu « en vase clos » dans un système de pédagogie institutionnelle, avec des hauts et des bas… J’ai beaucoup collaboré, ce qui a impliqué une réelle patience et beaucoup d’ouverture. Que de souvenirs et de pages à tourner !
Mais l’avenir me sourit, car j’ai bon espoir de trouver du travail dans ma région et ma tête fourmille d’idées et de rêves : je vais enfin pouvoir faire mes propres choix pédagogiques (appliquer ce que j’ai appris, mais aussi prendre des libertés par rapport à ce qui m’était imposé lors de mes études) et rencontrer des collègues accueillants, qui m’aideront, et auxquels je pourrai transmettre mes connaissances toutes fraiches de « pédagogies actives » : Freinet, institutionnelle, du projet… J’ai particulièrement envie de mettre en œuvre le conseil d’élèves, les projets d’apprentissages et de recherches individuels et/ou coopératifs, la correspondance avec des élèves d’autres écoles, l’autoévaluation, l’évaluation par les pairs, la prise d’une responsabilité par chacun pour un bon fonctionnement du groupe-classe… J’espère rencontrer des élèves motivés quand je réaliserai avec eux des projets passionnants.
Je rentrerai chez moi chaque soir, avec la satisfaction d’avoir bien travaillé…
En septembre 2007, je suis déjà engagée à temps plein ! Certes, je n’ai que deux heures de sciences humaines sur vingt-deux, le reste étant consacré à l’expression et la communication, et pour une grande part à la religion…
Mais qu’importe ? J’ai un temps plein dans la filière « professionnelle » de mon ancienne école, qui compte désormais 1000 élèves ! C’est un défi, mais j’en suis heureuse. Je veux travailler avec des élèves pour qui les cours généraux ne sont pas une évidence. Je devrai les convaincre. Oui ! J’aime les défis, je l’ai déjà dit. De plus, mon sujet de mémoire portait sur les notes de comportement et cette école en fait usage. Je pourrai continuer ma « recherche ».
Lors de l’assemblée générale, le directeur me présente officiellement. Je reçois mon horaire et je rencontre des collègues. Les mécaniciens et soudeurs, généreux, m’offrent d’emblée leur soutien. Ils m’annoncent dans la cour que j’ai les 3P MÉCA, réputés très très difficiles, mais qu’ils seront là pour m’aider.
Dès les premières heures de cours, je trouve que je ne m’en sors pas mal du tout : je fais preuve d’une aisance que je ne me connaissais pas. Je me plais beaucoup dans les différentes classes et les élèves semblent rapidement fiers de leur travail, qu’ils jugent difficile, mais possible.
En 3P MÉCA, cependant, j’entre la première fois la peur au ventre : comment « tenir cette classe » sans la heurter de front ? Comment obtenir leur respect, leur travail, leur motivation ? Évidemment, et comme le prévoyaient apparemment les hommes, les difficultés apparaissent rapidement dans cette classe : je ne suis pas assez exigeante en termes de discipline et d’apprentissages. J’ai l’impression que les trois quarts de mon heure de cours sont consacrés à « gendarmer » plutôt qu’à apprendre. J’en suis malheureuse parce que je me sens inutile pour eux. Je refuse d’utiliser le système des notes dans le journal de classe . Mais ils ne connaissent que celui-là…
J’ai par ailleurs proposé aux collègues « anciennes » de travailler avec elles à la construction des cours. En effet, notre directeur commun insiste : « Nous devons donner les mêmes cours pour travailler les mêmes compétences et donner les mêmes chances aux élèves des différentes classes. »
Elles rigolent (« Depuis le temps que les cours sont construits ! ») et me prêtent leurs feuilles, que je pourrai ainsi photocopier. Ça leur fait plaisir de m’aider et de me rendre service, mais je suis déçue : leurs cours ne sont pas à l’image de ce que je voudrais mettre en œuvre. Ils sont traditionnels, en chapitres. Je vais devoir me débrouiller pour y intégrer ma touche personnelle tout en restant à l’écoute des exigences de ma hiérarchie. Pas facile pour une débutante !
En novembre, je vis mes premiers conseils de classe. Mon collègue Bernard, professeur de sciences, parle d’un élève de 3TR EF (études et football) que je qualifierais personnellement d’un peu turbulent. « C’est l’orange pourrie qui gangrène le reste de la classe. Il vaudrait mieux s’en séparer rapidement. », dit-il. Je quitte le conseil avant la fin, outrée par la symbolique de telles paroles et j’explique ce qui s’est passé à un autre enseignant devant la machine à café. Sa réponse ne peut être plus déprimante : « Tu es jeune. Attends d’avoir travaillé quinze ans avec eux et nous en reparlerons. » Suis-je donc condamnée à devenir aigrie et dédaigneuse vis-à-vis de mes élèves ? Je ne veux y croire !
Rebelote en décembre ! Cette fois, je quitte le conseil en pleurs. Un autre élève, pour lequel et avec lequel je me bats depuis septembre, va être « écarté ». Son journal de classe, rempli de notes de comportement, justifie cette expulsion : appelons les choses par leur vrai nom.
Jacqueline, professeure de langues, « ne peut plus le voir… Il faut qu’il parte, il faut qu’il parte ! » Sans doute est-elle en souffrance depuis des semaines, prisonnière d’un duel, mais cela justifie-t-il que ses intérêts passent avant ceux de Nick ? S’est-elle demandé pourquoi il agit comme cela et comment faire évoluer la situation ?
En ce qui me concerne, je commençais tout juste à voir de grands et réels changements. Nick ne conteste plus les travaux avant d’avoir au moins essayé ; c’est déjà un grand progrès ! D’autre part, je le trouve plus calme et appliqué, de sorte qu’il s’intègre enfin dans son groupe. Il est plus âgé et utilise maintenant son potentiel positif de leadeur, contrairement aux mois précédents. Bien sûr, on ne peut tout accepter d’un élève, quelle que soit sa situation privée (il prend encore beaucoup, voire trop de place et d’énergie), mais pour moi, il y a une nuance entre « il faut qu’il parte » et « je ne m’en sors pas seule avec lui, j’ai besoin d’aide ».
Ma première année de travail se termine. Lors d’une journée pédagogique, j’ose prendre la parole : « Monsieur le directeur, vous aviez parlé en septembre d’un nouveau système de gestion des conflits entre professeurs et élèves. Or, je n’en ai rien vu durant l’année qui vient de passer. Quand ce projet sera-t-il enfin mis sur pied ? » Long silence général, paires d’yeux écarquillés et puis une collègue me glisse à l’oreille : « Tu tiens à ton travail ? Tu crois vraiment que tu seras reprise en septembre ? »
Récapitulons : cette année-là, j’ai été « impressionnée » par des collègues en apparence bien intentionnés, j’ai souffert d’une classe de 3P MÉCA difficilement « gérable », j’ai découvert une violence verbale et institutionnelle dirigée vers les élèves et j’ai reçu des moqueries mesquines de collègues peureux. Je me suis sentie presque bâillonnée de force j’ai failli tout plaquer.
Mais ce récit n’est qu’une petite partie de cette aventure néanmoins passionnante ! Il y a les collègues géniaux qui deviennent des amis, le soutien sans faille d’une direction indulgente et bienveillante vis-à-vis de mes propres apprentissages, certains élèves qui vont jusqu’à me dire « merci » de les avoir fait travailler autant en religion pour la 1re fois, les éducateurs qui m’épaulent dans mes erreurs ou mes victoires, les collaborations extérieures fructueuses… Et puis, j’ai tout de même la chance d’avoir un temps plein !
Finalement, tous ces aspects positifs prennent bien plus de place que les petites et grandes galères !