Le projet en art : une pédagogie de l’évidement

La « pédagogie par projet » entretient avec la création artistique une relation étroite. Si l’exercice cadré est porteur d’apprentissages, l’élaboration des conditions propices à l’expérience de la création est une tâche chaque fois située, et sans garantie de réussite. Elle relève de ce nous proposons d’appeler ici une pédagogie de l’évidement.

Partons d’une situation de formation que nous avons proposée à des professeurs de matières artistiques de l’enseignement secondaire, supérieur et à horaire réduit (académies). La formation avait pour objectif d’explorer la notion de projet en arts plastiques[1]A. Gravelat et D. Dehouck, « Le projet en arts plastiques : exploration et mise en œuvre », formation organisée par l’Observatoire des pratiques d’enseignement et de médiation en arts … Continue reading et d’en réfléchir la mise en œuvre dans l’enseignement. Nous avions demandé aux participants de préparer un bref récit d’une expérience artistique vécue ou proposée. Six récits furent retenus et identifiés, à l’aide d’un post-it, sur une carte maritime en forme de cible. Plus l’expérience relatée renvoyait à la représentation que l’enseignant se faisait d’un « projet », plus le post-it devait être placé vers le centre. La carte explicitait la diversité des représentations relatives à la notion de projet : une même expérience pouvait se trouver à la périphérie pour un enseignant et au centre pour un autre.

Tout est projet ?

La confrontation de ces représentations permit de dégager plusieurs traits définitoires, parfois difficilement compatibles. Un projet devait ainsi impliquer une forme de « déplacement physique » et non seulement métaphorique. À l’aspect spatial, venait s’ajouter une dimension temporelle. Pour cette raison, certaines des expériences relatées n’étaient pas considérées comme un projet par des enseignants qui y voyaient plutôt une forme d’exercice. Un projet devait, par ailleurs, comporter différentes étapes.
Les couples « cadré/libre » et « public/intime » furent dégagés comme des pôles à partir desquels définir la notion de projet. Il était suggéré qu’un projet devait impliquer une forme de liberté, qui ne pouvait toutefois se réduire à une expression intime, mais devait faire l’objet d’une « publicité », être rendu visible et partagé. Si pour les uns, le projet devait impliquer une forme d’expérimentation, sans résultats clairs et visés, pour d’autres, la notion connotait au contraire un but clair et un cadre contraignant. Parmi les éléments relevés, on retiendra encore l’exceptionnalité du projet dans la mesure où il s’agirait de sortir de l’ordinaire (des cours) et de faire évènement.
Tous s’accordaient néanmoins pour dire que ces expériences, aussi différentes, renvoyaient un peu toutes à l’idée de « projet ». En art, tout est-il donc projet ?

Métamorphoses et extensions
d’une notion

Comme le souligne Jean-Pierre Boutinet, les « deux dernières décennies qui clôturèrent le XXe siècle ont vu une prolifération d’expressions et de sigles utilisés pour désigner le recours au projet dans le champ éducatif » donnant ainsi lieu à une « impression d’inconsistance d’utilisation mal contrôlée d’un terme surtout prisé pour ses vertus incantatoires. »[2] J.-P. Boutinet, « Anthropologie du projet », PUF, Paris, 2012. Bien plus, l’usage, proliférant et incontrôlé, du terme tend à instaurer une nouvelle programmation de la création lorsque le « projet » devient une injonction pédagogique.

Nous avons proposé aux participants de la formation un corpus de textes, lus et synthétisés oralement, afin de clarifier la notion. Les éléments dégagés venaient compléter la première esquisse cartographique. Résumons-les brièvement.
Au Quattrocento, le « projet architectural » se définit à partir d’une division du travail et d’une séparation des tâches : la conception d’un côté et l’exécution de l’autre. Le projet est, d’emblée, pensé comme vision anticipatrice. L’œuvre ne se conçoit plus dans le mouvement même de son exécution. L’anticipation est ici indissociable d’une spatialisation et le projet répond à une préfiguration des problèmes techniques envisagés. Il est fortement rattaché à une action créatrice, limitée dans le temps, et visant à trouver des solutions à des problèmes.
Avec les Lumières et la Modernité, la notion va s’affranchir de la dimension technique au profit d’une relation étroite avec l’idée de progrès. Par ce rapprochement, le projet devient un enjeu collectif et sociétal. Il ne se limite plus à l’anticipation d’une chose à faire, à créer, mais il se confond avec la transformation même des conditions dans lesquelles une telle action est possible.
Cette dimension existentielle devient le trait décisif pour appréhender une nouvelle métamorphose du projet lorsqu’il concerne, cette fois, la situation de l’homme dans le monde. Le projet existentiel, envisagé à cette échelle, contraste alors autant avec la brièveté temporelle du projet architectural qu’avec l’étendue du projet sociétal. Cette conception du projet, centrée sur l’existence, présente les traits de l’inachèvement et renvoie au souci de soi.
Enfin, une quatrième transformation marque la généalogie du terme lorsque cette conception existentielle se trouve de plus en plus orientée par des finalités utilitaires et matérielles. L’innovation tend alors à remplacer la création.
Ce découpage permit de mettre en évidence plusieurs aspects qui complétaient et structuraient les représentations des participants. Si le projet architectural met l’accent sur l’anticipation et l’objet à fabriquer, en fonction de problèmes techniques à résoudre, le projet existentiel porte sur l’autonomie du sujet et sa capacité à agir. Ainsi peut-on penser le projet sous l’angle de la conception, de l’action, de l’agent et de l’objet. Selon la perspective privilégiée, l’action pédagogique de l’enseignant s’orientera différemment.
La distinction franche entre conception et exécution semblait rassurer certains enseignants plus enclins à voir, dans le projet, une forme de cheminement méthodique et rationnelle. Pour d’autres, en revanche, l’importance qu’ils accordaient à l’expérience et à l’errance les portait à comprendre le projet, à partir de la dimension sociétale et existentielle.
En guise de synthèse, les participants avancèrent que le projet reposait sur une situation inspiratrice et se caractérisait par un acte visant à faire advenir à l’existence. En revanche, le problème reposait sur une question sollicitée, en réaction à une anomalie, et donnait lieu à une résolution par la production d’une forme, d’un objet. Ici aussi, deux notions semblaient se dégager pour distinguer le projet d’un côté et le problème de l’autre. La notion d’errance pour le premier et celle d’erreur pour le second.
Après la clarification des usages possibles du terme, nous avons proposé aux enseignants une reprise de la question. Nous suggérions ainsi l’hypothèse selon laquelle l’inflation du terme de projet, dans le champ éducatif et au-delà, appelait aujourd’hui une forme de retenue, une autre idée de la création et de l’œuvre et, par suite, une autre façon d’envisager l’action pédagogique. Pour cela, nous proposions un détour à partir de quelques questions.

La ville : une autre extension en question

Plus qu’une métaphore, l’idée d’édification ne continuerait-elle pas de marquer le concept de projet à travers ses multiples transformations et extensions ? Ne reste-t-il pas indissociablement lié à une idée de la création et de l’art, comme avènement d’une chose inexistante ? De fait, l’édification n’est-elle possible autrement que parce qu’il y a d’abord une place vide à occuper ? Qu’en est-il aujourd’hui de l’architecture, de la ville et des espaces où nous agissons ? À l’inflation de la notion de projet, nous suggérions que pouvait correspondre l’explosion de la notion de ville.
Comme le remarque Gilbert Emont, la « redéfinition de l’espace-temps, de la mobilité et de la vitesse des échanges fait exploser la notion de ville, physiquement définie du fait de sa vocation de lieu d’échange ». Emont suggère que « la limite de la ville ne se perçoit plus physiquement à travers des limites visibles […]. Elle se dissout dans la campagne des villages annexés et réinventés ». Il conclut enfin que « la ville de demain ne répond plus à un schéma simple, et spatialement restreint, d’organisation de la Cité dans sa vocation d’abriter ses habitants et de favoriser leur relation première au travail dominant, puis aux services publics et, enfin, aux lieux centraux de l’échange marchand »[3]G. Emont dans le livre-revue Steam 03 « Habiter l’Anthropocène », Les Presses du réel, Paris, 2014..

Le retrait de l’édification :
faire (surgir) le vide ?

La ville s’est étendue et conjointement le projet a investi toutes les sphères de l’action humaine. De ce constat, nous retiendrons ici une seule question : comment encore édifier lorsque l’espace est saturé ? Le philosophe François Julien observe ainsi que « nous avons pensé la ville comme du plein » tout comme les peintres de l’âge classique qui « peignaient jusqu’au bout le tableau pour que celui-ci soit plein. » C’est que « nous remplissons pour faire être »[4]G. Emont dans le livre-revue Steam 03 « Habiter l’Anthropocène », Les Presses du réel, Paris, 2014.. Dès lors, pourquoi ne pas évider pour faire être ? Jean-Christophe Bailly rappelle précisément que « les formes inaugurales de l’espace démocratique en effet, et c’est bien connu, mais toujours négligé, ne sont pas des pleins, mais des vides, des évidements – l’agora, le théâtre et aussi la rue, le réseau viaire qui ne sépare les ilots que pour rendre possible la circulation et l’échange »[5] J.-C. Bailly, « La phrase urbaine », Seuil, Paris, 2013.
.
En retournant à l’origine architecturale du concept de projet, et en confrontant celui-ci aux enjeux actuels de l’urbanisation, nous proposions ainsi aux participants une réflexion sur l’expérience contemporaine des villes et de l’habitation, comme un incitant pour déplacer le concept de projet, y compris dans le champ de l’enseignement des arts et de la création. Si le projet architectural servait de repère, c’était pour mieux inverser la perspective et envisager l’édification dans une tension, avec un principe d’« évidement ». Nous proposions d’inscrire le projet dans une tension entre deux extrêmes, le programme où tout est défini d’avance et la spontanéité d’une errance aveugle. Penser le projet, comme une ville, à partir du vide plutôt que du plein, suscita un certain désarroi de la part des enseignants tout en relançant l’interrogation. Alors que faire ?
Comme le souligne Jean-Luc Nancy, une telle question « présuppose la visée d’un projet, d’un objet, d’un effet ». La première tâche consiste alors « à penser le faire dans sa dénivellation, dans son décrochage même du projet, de l’intention et de la question »[6]J.-L. Nancy, « Que faire ? », Galilée, Paris, 2016.. Dans cet écart se joue l’enjeu de la création et de sa transmission. Rendre possible un projet en arts plastiques, élaborer les conditions propices à cette expérience de la création, c’est peut-être maintenir le vide et l’écart qui tient à distance le « projet » et le « faire », pour déloger l’assurance de l’intentionnalité. Faire place à une expérience.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 A. Gravelat et D. Dehouck, « Le projet en arts plastiques : exploration et mise en œuvre », formation organisée par l’Observatoire des pratiques d’enseignement et de médiation en arts plastiques, www.opemap.be.
2  J.-P. Boutinet, « Anthropologie du projet », PUF, Paris, 2012.
3, 4 G. Emont dans le livre-revue Steam 03 « Habiter l’Anthropocène », Les Presses du réel, Paris, 2014.
5  J.-C. Bailly, « La phrase urbaine », Seuil, Paris, 2013.
6 J.-L. Nancy, « Que faire ? », Galilée, Paris, 2016.