Mieux vaut un dire que deux tu verras

Le dialogue est la mamelle de la relation : entre ne rien
exprimer, s’exprimer sans contexte, dans l’émotion,
ou s’exprimer avec intention de changer l’autre, il y
a des mondes d’influences sur la relation. Vivre ses
ruptures et les exprimer simplement, sans intention de
convaincre, permet à l’autre de les regarder, de ne pas
se sentir personnellement concerné et de les accepter…

On me dit calme, posée et efficace comme
le capitaine d’un bateau dans lequel embarquent
mes enfants, mes amis, mes
élèves et leurs parents en toute confiance…
Comme un miroir profond qui met en déséquilibre
mes collègues qui « ne s’en sortent pas » avec
les élèves, avec la gestion du temps, avec la hiérarchie.

Mais personne n’en parle.

Je parais mais derrière une façade de calme se
cachent toutes les fissures, les temps où le corps meurtri
gaspille son énergie à cacher ses blessures, les deuils,
les colères, les larmes (quoiqu’à revisiter ce point, je
dois reconnaitre qu’elles n’ont guère coulé).
Avoir vécu dans une trentaine de maisons différentes,
dans une dizaine de pays différents, tous les
adieux, les abandons, les déceptions, les coups, les
solitudes m’ont mise à l’écart du vécu de ceux qui me
côtoient à l’école. Je ne peux ni ne veux en parler avec
mes collègues. Frontière émotionnelle infranchissable
ou inadéquate sur le lieu du travail.

FUNAMBULE EN ÉQUILIBRE…

Je parais au-dehors, mais en dedans il y a mes questionnements
et réajustements d’équilibrage perpétuels :
que suis-je en train de faire ? Comment est-ce que je me
sens ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui provoque
cette émotion ? Est-ce en rapport
avec mes valeurs, avec l’autre,
avec mes choix, avec mon vécu, avec
mes besoins ?

On me dit plutôt silencieuse mais
dérangeante quand je parle. Pour
traverser les courants des océans en
furie dans lesquels m’ont plongée
mes parents, je m’ancre. Les pieds
bien posés sur le sol, le corps balancé
par la tempête, la capitainerie
est à l’affut de l’état des instruments
de navigation à l’intérieur du navire
que je suis. Mes radars entendent et
voient ce que disent mes collègues
de manière verbale ou non, mon
sonar compare ces informations à
l’échelle de valeurs que je me suis
construite, et tout d’un coup, je
lance un pavé dans la mare : « Ne pas
surveiller pendant le temps de midi
est un droit, mais faire 1560 minutes
est un devoir. Comment concilier les
deux pour mieux encadrer les enfants
pendant les temps de récré ? 24 périodes avec les enfants
maximum est un droit, mais se concerter est un devoir,
pourquoi ne pas changer les horaires pour concilier les
deux sur notre temps de présence à l’école ? »
Je parais aujourd’hui mais quel chemin parcouru
pour arriver à aujourd’hui ! Que de déséquilibres, vécus,
subis, voulus, blessants, épanouissants, avant d’arriver,
aujourd’hui, à pouvoir être plus dans la relation
consciente à moi et aux autres. Avant la rébellion, parce
que c’était l’âge, les hormones, le temps de tout mettre
dans le même tas merdique ! La rébellion, parce que

« Je parais au-dehors,
mais en dedans… »

je sentais ce temps nécessaire à ma survie, sans savoir
pourquoi, pour qui, pour quoi. La rébellion pour la rébellion
d’abord, parce que ça libère, parce que ça désengage,
parce que c’est euphorique. Puis la rébellion parce
que je sais que le monde n’est pas juste, la politique pas
équitable, les profs pas à l’écoute, mes parents pas présents.

Enfin, trouver un confort à vivre simplement l’ici,
maintenant en acceptant tous les déséquilibres comme
une permanence nécessaire. Comme une péniche sur
les flots du fleuve, au rythme lent du voyage, prendre
conscience de réponses, penser d’abord qu’elles sont
universelles, puis accepter qu’elles aussi, comme un
funambule sur un fil, soient en perpétuel changement
d’équilibre.

SUR LE FIL DE MON CHEMIN

À l’école normale, je suis rebelle ( je brosse les cours,
fais des prépas minimum, n’ai pas de farde matière),
mais mes résultats sont bons et mes leçons en stage
sont originales et roulent, mes profs me laissent donc
tranquille. Pour mon dernier stage, l’instituteur me
donne son journal de classe et me demande de le suivre
à la lettre. Je m’arrange pour faire capoter les leçons.

L’inspectrice en visite me dit « Dans ta carrière, tu auras
toujours un directeur, un inspecteur, des parents qui créeront
des barrages. Ceux-ci ne pourront jamais justifier un
mauvais travail avec les élèves, ou alors, quitte l’enseignement
! » J’ai donc été rebelle contre l’institution, contre
la hiérarchie, contre les collègues, contre les parents
pour les élèves ! Puis toujours rebelle, mais ni contre ni
pour, en vivant pleinement mon statut de chercheuse :
établir un constat, émettre des hypothèses, créer des
expériences, faire des recherches, évaluer les résultats.

Je parais pour les autres. C’est ce qu’ils me disent,
me reprochent même : « Oui, mais toi, tu sais, ou tu crois
savoir. Hier, tu nous as pourtant dit le contraire ! » Non,
je ne sais pas, je cherche, chaque jour, chaque seconde,
je cherche, je trouve pour ici et maintenant. Si on me
demande d’exprimer, je dis la réponse d’ici maintenant.

J’ai conscience de l’impermanence de ma réponse,
mais je ne l’exprime pas. J’ai conscience de l’instabilité
de mon équilibre, des tensions dans le balancier qui le
maintient, mais les autres ne sont ni dans ma tête ni
dans mon corps et ne peuvent savoir !

Mes collègues me disent intéressante, mais qu’il est
difficile de travailler avec moi. Je propose trop, trop
vite, sans contexte. Ils font appel à moi quand le noeud
est inextricable puis se rebellent et adoptent d’autres
possibles que ceux que j’avais proposés (mais qui se
sont créés par la rupture de cadre que j’ai provoquée).
Je parais, mais pourquoi est-ce que je parais ? Quel
impact sur ma relation à mes collègues ? Sur leur relation
à eux-mêmes face à moi ? Voilà le fil qui était celui
que je devais tendre, bien attacher pour vivre mes déséquilibres
de funambule sans avoir à subir les tempêtes
ou même les ouragans du relationnel, sur mon lieu de
travail.

Voilà le sujet de ma réflexion. Pourquoi, alors que je
n’ai pas fondamentalement changé, aujourd’hui, mes
collègues m’acceptent, m’écoutent, me demandent, me
proposent, désirent travailler avec moi en équipe ? Mon
impermanent équilibre n’insécurise plus parce que je
contextualise mes propos : « J’entends, je vois, j’ai expérimenté,
je ressens et je lance le pavé dans la mare. »