Neutre et asexué ?

Qu’implique l’obligation de neutralité ? Se contenter d’autoriser les « Je pense ce que je veux et je le dis ? » Et le prof, que peut-il (en) penser ? Que peut-il dire ? Un prof engagé, est-ce possible dans une école neutre ? Mais engagé par rapport à quoi ?

La liberté d’expression qui doit être garantie dans le cadre d’un cours de morale est celle de la parole. Cela ne signifie pas liberté d’expri- mer n’importe quel désir ou lubie n’importe comment. Le cours de morale est le lieu où
chacun vient pour se forger des convictions bien pesées, en partant de l’expression libre de convictions souvent encore trop immédiates, souvent chargées d’impensé. L’expression libre des convictions subjectives n’est donc qu’une première étape. Le professeur a non seulement le droit, mais l’obligation de critiquer les convictions qui contrediraient les principes fondateurs, ou leurs “Faire valoir l’égale dignité des multiples options qui ne nient pas l’égalité.”expressions intermédiaires ; sa démarche doit cependant consister autant que faire se peut à amener l’élève lui-même, par une sorte de maïeutique, à prendre la distance suffisante pour procéder à cet autoexamen plus critique.

LAISSER HURLER LES FACHOS ?

Dans la proposition qui deviendra le décret[1]Deux décrets de 1994 et 2003 définissent la neutralité de l’enseignement de la Communauté française (en tant que réseau) et de l’enseignement officiel subven- tionné. de 1994, il est dit qu’« il importe de proclamer qu’un enseignement neutre n’est pas un enseignement détaché des valeurs les plus essentielles sur lesquelles notre société entend s’or- ganiser ». La neutralité dérive même de ces principes fondamentaux[2]Principes inconditionnés (droits et libertés fondamen- taux, égalité) et principes intermé- diaires (neutralité, laïcité, pluralisme, tolérance, impar- tialité, libre-exa- men)., elle n’est plus rien de respectable si elle se retourne contre ces principes qu’elle doit garantir.
Toute invocation de la neutralité qui consisterait à s’abstenir d’intervenir lorsque l’égal respect est en jeu, relève d’une compréhension pervertie de la notion de neutralité ; cet abus est rendu possible précisément par la confusion/réduction de la neutralité comme principe intermédiaire avec la neutralité d’abstention qui elle, tantôt favorise l’égal respect, tantôt favorise l’inégalité.
Nous sommes engagés de manière inconditionnée envers le principe d’égalité entendu comme égal res- pect et considération dus à chacun. C’est le seul enga- gement qui soit sans condition, sur celui-là il convient d’être ferme, intransigeant. Lorsqu’il s’agit d’opter pour le fascisme ou pour l’antifascisme, pour le dogmatisme ou pour le libre examen, pour l’égal respect ou pour le respect inégal, etc., adopter la position du « ni l’un ni l’autre », ou du « C’est son libre choix. », c’est se ranger du côté du fascisme, de l’inégalité, du dogmatisme, etc.
Il convient donc de mettre en garde contre les glis- sements sémantiques qui sont constants dans les dé- bats actuels entre neutralité d’abstention et neutralité d’engagement dont la première n’est qu’une expression toute partielle.

CACHEZ CES ENGAGEMENTS QUE JE NE SAURAIS VOIR ?

Le professeur de morale peut expliquer en quoi cela fait sens pour lui d’adhérer à telle position particulière. Ce sens doit toujours être référé aux principes uni- versalistes en dernière analyse, sans quoi il ne fait pas droit aux principes fondateurs du cours de morale. Il ne peut certainement pas présenter ses options comme vérité établie, indiscutable. Il doit les présenter dans le cadre d’un débat et d’un raisonnement plus général, où il ne cherche pas à imposer son option comme la seule juste, ou comme la meilleure ; mais où, au contraire, il fait droit, en accordant la même attention ex-presse aux autres options et convictions qui ne nient pas l’égalité.
On peut donc concevoir que, dans le cadre d’une discussion, interrogé par ses élèves sur cette question, le professeur révèle son option personnelle, et aille même plus loin en défendant le sens qu’elle a pour lui. Cela demeure légitime, pour autant qu’il s’efforce de montrer en quoi celle-ci lui parait précisé- ment répondre, au mieux, aux exigences uni- versalistes. Et pour autant qu’il ne cherche pas à faire prévaloir cette conviction dans son argumentation, ni par l’importance quantitative ni par l’importance qua- litative qu’il lui accorde. Pour autant qu’il ne la mette pas au centre de son argumentation qui doit essentielle- ment porter sur la défense du commun.

ENGAGEMENT = PROSÉLYTISME ?

X. Delgrange interprète le texte de la loi de manière pour le moins singulière ; il écrit que « Les titulaires des cours de religion et de morale ne sont pas astreints à la neutralité. Le décret de 1994 leur consacre avec l’article 5 une disposition spécifique qui déroge à l’exigence de neu- tralité. »
Je trouve fausse et dangereuse cette manière d’inter- préter les choses. Elle repose, à nouveau, sur la confu- sion entre deux notions opposées de la neutralité : neutralité d’abstention et neutralité engagée (principe intermédiaire dérivant de l’engagement envers le prin- cipe-égalité). De cette confusion dérive cette autre confusion, entre engagement et prosélytisme.
Je trouve choquante la formule selon laquelle « le dé- cret de 1994 conçoit donc les cours de religion et de morale dans une dimension prosélyte » « fût-ce », ajoute l’auteur, « au corps défendant de leurs titulaires » !
Ni le professeur de morale, ni celui de religion n’ont à faire du prosélytisme, au sens où ils chercheraient à tout prix à faire adhérer les élèves aux convictions qui sont les leurs. Le professeur de morale doit pourtant faire du « prosélytisme » concernant les principes fon- dateurs. Mais il ne s’agit précisément plus là de pro- sélytisme, puisque celui-ci consiste à chercher à faire prévaloir une position particulière, voire particulariste, alors que les principes fondateurs, qui sont ceux qui se retrouvent au centre tant de la démarche que du conte- nu du cours de morale, cherchent à faire valoir ce qui est commun, ils cherchent à faire valoir l’égale dignité des multiples options et convictions qui ne nient pas l’égalité.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Deux décrets de 1994 et 2003 définissent la neutralité de l’enseignement de la Communauté française (en tant que réseau) et de l’enseignement officiel subven- tionné.
2 Principes inconditionnés (droits et libertés fondamen- taux, égalité) et principes intermé- diaires (neutralité, laïcité, pluralisme, tolérance, impar- tialité, libre-exa- men).