Anas, Clara et Beni, respectivement âgés de dix, onze et douze ans, lisent à hau-te voix un dialogue extrait de leur manuel scolaire. Il y est question de monta-gnes. Pour autant, ils n’ont pas le vertige, du moins dans un premier temps.
Les montagnes, dans le texte, sont à planter : le personnage central est un mar-chand de semences de toutes sortes de monts, massifs, pics − tout le champ sémantique y passe − qui harangue le chaland pour lui vendre ses cailloux, fu-turs Monts Ventoux ou Everests.
On l’aura compris, le texte en question est d’un ton léger, et vise un humour absurde, décalé, ce qui contraste singulièrement avec le sérieux inhabituel que ces enfants-là mettent, ce jour-là, dans leur travail scolaire. J’y vois une application dans leur manière de mordre dans les mots, une recherche commune de précision dans la lecture que j’ai trop rarement l’occasion d’observer chez eux.
Ils s’interpellent, se complètent les uns les autres sans perdre le fil de leur lecture, comme si, dans les préparatifs de quelque voyage, ils s’assuraient ensemble que cha-cun n’avait rien oublié parmi la liste des objets à emporter dans leurs bagages.
L’exercice de déclamation se déroule ainsi, sans que rien ni personne ne perturbe les cliquetis et ronronnements de leur petit tapis roulant, jusqu’à ce qu’apparaisse un mot qui, chez Anas, enclenche un autre mécanisme : un rire à peine contrôlé, et le mot qu’il ne peut s’empêcher de répéter en boucle ; et puis, tandis que les autres le pressent de reprendre le fil de sa partie de texte et qu’Anas tant bien que mal s’exécute, un mot se substitue à d’autres un peu partout dans les phrases qu’il énonce, pour produire dans sa bouche une sorte de langage « Schtroumpf » – à ceci près que le signifiant univer-sel n’est pas « schtroumpf », mais « mamelon ».
Observant cette scène, intrigué et amusé, je ne décide d’intervenir qu’à partir du mo-ment où, Anas persistant dans son invention langagière répétitive, Clara et Beni sont à leur tour gagnés par l’hilarité, et décrochent progressivement de leur application.
Je vais prendre le dictionnaire tout neuf posé sur la petite armoire à roulettes, et l’ouvre devant eux, sur la table, à la page où se trouve le mot envahissant. Et je lis, à leur at-tention, à voix haute : « Première définition : bout du sein, chez la femme, deuxième définition (sens figuré) : sommet d’une montagne. » Et je commente : « Si vous voyez deux sens à ce mot, vous voyez que le dictionnaire en donne deux aussi. »
Redoublement des esclaffements des trois enfants, rejoints alors par Deborah, travail-lant seule un peu plus loin, et interpellée soudainement par l’animation ambiante. Ça s’apaise toutefois assez vite, et c’est Beni, à présent, qui n’en revient pas : « C’est dans le dictionnaire ! » Il veut voir pour en avoir le cœur net.
Une semaine plus tard, Anas, m’apercevant dans la cour, me regarde et me lance : « Mamelon ! », puis se prend à rire. Comme un clin d’œil, ou un signe de reconnais-sance ? Voilà du moins ce qui m’invite à écrire ; et à envisager sous un jour nouveau la forme particulière d’humour que déploie Anas dans bien d’autres contextes : bien que ses parents soient marocains, son humour à lui est − exactement − anglais.