En dix ans, il me semble avoir exploré une partie
du vaste monde de l’école primaire. Bien sûr, je suis
restée dans le milieu douillet et élitiste du Brabant
wallon. Mais j’y ai voyagé d’école en école, avec
différentes fonctions donnant accès aux coulisses.
J’ai travaillé avec des enfants de tous âges, avec des
enseignants passionnés, mobilisés, inventifs, rodés,
performants, modèles, blasés, fatigués…
Je suis entrée dans un système fait de bonnes volontés
et de tentatives de concilier la multitude
de contradictions que l’on y rencontre ; un système
coincé entre deux approches de la société
à laquelle il appartient et contribue : d’une part,
celle d’un discours visant à sa transformation, et, d’autre
part, celle des attentes scolaires, des demandes des parents,
d’une norme, visant, elles, à sa reproduction.
« L’école
ressemble à
un cercle. »
Aujourd’hui, l’école m’apparait comme un monde
fait de doubles discours : l’école que je connais repose
sur des mensonges !
L’école est souvent violente, mais parle à mots doux
d’épanouissement et de participation. Elle donne la
parole aux enfants et ne les écoute pas. Elle encourage
l’autonomie : elle la comprend comme une obéissance
volontaire et spontanée. Elle vise à la citoyenneté
tout en développant une politique conformiste bien
pensante, bâtie sur des idées à la fois généreuses, idéalistes,
consensuelles et inoffensives.
L’école prescrit et contrôle ce qu’il faut faire et ce qui
est bon pour tous. Elle interroge quand elle possède la
réponse, pourtant elle oublie de (se) questionner. Elle
reconnait la valeur de chacun et continue de juger ce
qui lui est étranger. Elle mesure et indique, à ceux qui
la vivent, une place, sur l’échelle des savoirs, des savoirêtre,
des savoir-faire.
L’école dit accorder les matières et l’intérêt de l’enfant
tout en déterminant ce que représente une année
scolaire pour tous en termes d’acquisition de contenus.
Elle accueille les différences, les remarques, les souligne
et repère les parents « démissionnaires », les milieux
« fragiles », comme elle désigne la multitude des
« dys » pour les diriger vers des orthothérapeutes. Elle
valorise l’erreur et souligne les fautes à l’encre rouge.
Elle demande aux enfants de prendre des risques sans
oser se mettre, elle-même, un minimum en danger.
L’école choisit les experts qui savent et dictent, au
détriment des praticiens qui cherchent. Elle est normative
et s’uniformise, elle laisse penser que les différentes
approches ont la même valeur pour qui sait piocher
dans le grand marché pédagogique, imaginer des
situations mobilisatrices artificielles et mettre en place
les procédures.
L’école voit les enfants grandir et changer, mais
semble avoir peur du mouvement. Elle repose sur un
immobilisme rassurant : des habitudes, des privilèges,
un certain confort, même lorsqu’il semble précaire. Elle crée des besoins de reconnaissance et favorise les jeux
de pouvoir.
Elle ressemble à un cercle. Vicieux ! À rompre !
J’ai cru que l’école tenterait la rupture, poserait un
choix politique. Pourtant, le chemin parcouru en dix
ans semble prendre une direction opposée : elle tente de
concilier les deux visions du monde, comme si cela était
possible ou souhaitable. Elle parle de transformation
tout en renforçant les fonctionnements
actuels. Un modèle s’impose, distillé à travers les
évaluations, les manuels, la recherche d’efficacité
et de résultats, les promesses d’excellence, les
courbes de niveau, la hiérarchisation des savoirs…
Les discours le dissimulent à grand renfort de
mots dénaturés, de glissements sémantiques autour des
thèmes d’ouverture, de pédagogie active, de citoyenneté.
Certains enseignants participent au courant ; certains
quittent ; d’autres oublient, se conforment ou se résignent.
D’autres s’engagent à déconstruire pour reconstruire…
Parce que l’école reste un lieu de possibles !
J’essaie, avec d’autres, une sorte de pédagogie politique
: une parole qui pousse à rester attentive, vigilante
et à dénoncer ; une pratique en chantier qui cherche à rester
cohérente, à faire sens, à prendre le temps, à s’ouvrir
au monde, à contrarier ce qui nous conditionne, enfants
et adultes.
Ça intéresse et en questionne certains. Ça en dérange
d’autres. Ça m’épuise.
Parfois, je renonce. Souvent, je doute.
Et pourtant je continue à vouloir rompre, à préférer
rester : l’école en vaut la peine et elle est le lieu
d’engagement que j’ai choisi. J’aimerais avoir davantage
confiance et co-construire cette autre école, ni « meilleure
» ni salvatrice, mais cohérente et coopérative. Cela
suppose de poser concrètement un choix engagé et radical
: celui de travailler collectivement à la construction
d’une société qui se transforme ; celui de décloisonner
les classes et de bousculer les places. J’ose penser possible
une voie réellement émancipatrice, refusant la séduisante
standardisation si bien pensée, pour nous, par
d’autres. L’expression d’une telle position n’est pas le
fruit d’une gentille vision idéaliste, mais celui d’un désir
de projet, en rupture et pourtant réaliste : enfin, s’autoriser
ce choix essentiel, arrêter de faire semblant et
permettre, à chacun, de (re) trouver le sens de l’école et
de ce que les enfants, comme les adultes, y apprennent,
ensemble, pour eux-mêmes.