Ça foire ? Pour qui, pourquoi ?

Quand peut-on dire qu’un enseignement des sciences foire? Cela dépend des finalités que l’on donne à cet enseignement et donc des normes que l’on adopte. Du coup, est-il si simple de se mettre d’accord sur ce qui foire et pourquoi?

Les normes explicitement ou implicitement retenues sont largement dépendantes de la position de l’acteur et de ses présupposés.

Quelles normes pour l’enseignement des sciences?

Pour le cabinet de la ministre de l’Éducation, un enseignement des sciences qui foire globalement peut renvoyer au manque de vocations dans les professions scientifiques; ou aux résultats des tests internationaux, de type PISA ou TIMSS.

Pour un enseignant du fondamental, cela peut se mesurer à l’intérêt des élèves; ou aux résultats de ses élèves aux questions du CEB.

« L’enjeu est de passer d’activités fonctionnelles à des problèmes scientifiques. »

Un chercheur en didactique mettra en avant la persistance des conceptions après enseignement, l’idée que cet enseignement donne des sciences, ou le fait, qu’après les études secondaires, rien ne semble rester de ce que les élèves ont appris : organisation d’un circuit électrique dans une maison, compréhension du principe des vaccins à ARNm par rapport aux vaccins plus traditionnels, etc.

Un élève discutera de l’intérêt des cours et de ce qu’il pense être en relation avec sa vie actuelle ou future.

Ainsi, s’il est possible que certains de ces acteurs s’accordent sur l’idée que tel enseignement des sciences foire, ce peut être pour des raisons différentes. Et, quand on passe du constat aux solutions possibles viennent s’ajouter les présupposés sur ce que sont les sciences, sur la façon dont elles s’enseignent ou s’apprennent, mais aussi l’expérience des uns et des autres. Les solutions envisagées n’ont alors que peu de chance de s’accorder.

Je ne cherche pas à embrouiller la question, mais à éviter de penser que les constats sur ce qui foire et les solutions peuvent aisément se partager. Au bout du compte, les repères donnés aux enseignants dans les référentiels et les programmes ne sont que des compromis entre évidences communes (dans notre monde actuel, il faut avoir des connaissances scientifiques), modes (la démarche d’investigation, par exemple), et intérêts divers.

Cela se traduit, dans les nouveaux référentiels du tronc commun du Pacte pour un enseignement d’excellence, par quatre visées : Visée 1 «Pratiquer des sciences», Visée 2 «Apprendre les sciences», Visée 3 «Apprendre à propos des sciences» et Visée 4 «Orienter ses choix et agir en s’appuyant sur les sciences».

Ces visées peuvent se partager, même si elles ont, semble-t-il, donné lieu à des débats dans le groupe de travail en charge de ce référentiel.

Nous allons les discuter d’un certain point de vue : celui d’un chercheur en didactique des sciences pour qui cet enseignement doit permettre aux élèves de construire des savoirs raisonnés (Orange, 2012), c’est-à-dire des savoirs dont on sait pourquoi ils ont été retenus, ce qui permet de les engager dans des analyses critiques de problèmes scientifiques.

Des visées annoncées aux tensions qu’elles engendrent

Ces visées placent les concepteurs de programmes et les enseignants devant plusieurs tensions dont nous ne prendrons ici que quelques cas. Ces tensions peuvent engendrer des foirages qui ne seront pas identifiés comme tels par tous les acteurs, mais que nous allons discuter du point de vue didactique adopté ici. Plus positivement, l’identification de ces foirages possibles permet de dégager des conditions d’un enseignement des sciences qui ne se limite pas à accumuler des savoirs propositionnels (Astolfi, 1992), mais développe des savoirs critiques.

Pratiquer et apprendre les sciences, est-ce compatible?

Cette question peut paraitre incongrue, la relation entre pratiquer et apprendre les sciences semblant aller de soi, selon les apports des épistémologies et des psychologies constructivistes : c’est en faisant des sciences que l’on accède à de nouveaux savoirs scientifiques. Pourtant, dans la classe, c’est loin d’être évident, compte tenu des contraintes de la forme scolaire, des pratiques usuelles, des demandes des programmes et des idées communes sur les sciences.

Une première difficulté, particulièrement sensible au début du fondamental, à laquelle peut conduire cette tension, est la confusion entre activité des élèves et apprentissage. Le fait de mettre les élèves à l’étude de tel objet ou de telle situation ne garantit aucunement qu’ils y apprendront des sciences : on peut les lancer dans la fabrication d’une fusée ou dans la prise en charge d’un jardin d’école sans qu’ils accèdent à des savoirs scientifiques. Certes, ils apprendront des choses, mais pas nécessairement des sciences. L’enjeu est alors de passer d’activités fonctionnelles à des problèmes scientifiques, pour reprendre les travaux de l’équipe de Victor Host, puis Jean-Pierre Astolfi dans les années 1970-80 à l’INRP sur la démarche d’investigation-structuration. Ainsi, s’occuper de plantes et en discuter ne suffit pas à comprendre leur fonctionnement et leur nutrition : au contraire, cela conduit à renforcer l’idée que toute la nutrition se fait à partir de la terre et de la lumière, et donc à ne pas tenir compte de la nutrition carbonée à partir du CO2. Est-ce à dire qu’il ne faut pas que les élèves s’occupent de plantes? Certes non, cela devrait même être un passage obligé, mais avec la conscience que cela confortera l’obstacle de la nutrition à partir du sol, obstacle qu’il sera nécessaire de travailler à certains moments du curriculum : il faudra alors que le problème de la nutrition des plantes soit posé, travaillé, discuté et donne lieu à une structuration, car si les savoirs scientifiques sont des pouvoirs d’agir, ce sont aussi des textes, si possible argumentés.

Une seconde forme de la difficulté à concilier «pratiquer des sciences» et «apprendre les sciences» se rencontre plutôt en fin de fondamental et de tronc commun. Elle tient à l’impossibilité de reconstruire l’ensemble des savoirs scientifiques en jeu à partir uniquement de l’investigation des élèves et de la classe. Combiné à l’idée empiriste que les savoirs scientifiques sont des savoirs vrais tirés d’observations et d’expériences, cela se traduit souvent en classe par de fausses investigations où, par des expérimentations ou des observations peu assurées, on veut montrer le savoir aux élèves. Par exemple, mettre en évidence les échanges gazeux des plantes à la lumière ne suffit pas à établir la photosynthèse : celle-ci est un concept qui ne peut se construire qu’à travers le problème global de la nutrition de plantes. Dépasser cette tension n’est pas simple et demande d’admettre que le but de l’enseignement des sciences n’est pas de redécouvrir les savoirs qui ont mis des siècles à être construits par les scientifiques et donc que les investigations des élèves doivent être à la fois plus ciblées (sur une partie seulement des questions du programme, celles choisies par l’enseignant comme les plus intéressantes et/ou plus difficiles) et plus développées (ne pas se limiter à des pseudopreuves à partir d’expériences réelles ou sur documents, mais permettre une véritable exploration et discussion argumentée sur les explications possibles). Rien n’empêche alors (en fait tout oblige à) d’enseigner par ailleurs des résultats de la science à condition de les rattacher à des problèmes fondamentaux qui auront donné lieu à de véritables investigations ne se limitant pas à des expériences non discutées.

Apprendre les sciences permet-il vraiment d’orienter les choix citoyens?

Une autre tension, elle aussi susceptible de conduire à des foirages, existe entre «Apprendre et pratiquer les sciences» et «Orienter ses choix». Qu’il s’agisse de l’éducation au développement durable ou de l’éducation à la santé, le risque, toujours avec cette idée fortement incrustée que la science dit le vrai, est d’enseigner en faisant semblant de démontrer ce que les experts préconisent. Il ne s’agit pas de contester la valeur de ces expertises, mais d’admettre qu’on n’en vient pas simplement à leurs conclusions à partir de quelques analyses rapides.

Par contre, il est intéressant de se donner les moyens de comprendre comment ces expertises fonctionnent, alors qu’elles ne peuvent simplement se déduire de constats scientifiquement établis. S’il est impossible à un citoyen de maitriser les modèles développés par les experts pour l’évolution climatique, donc de les discuter dans le détail, il est important qu’il comprenne ce qu’est un modèle, à partir de quoi il fonctionne, et prenne conscience de l’existence, dans les systèmes complexes, de changements brusques de régime; de comprendre également les conséquences d’un réchauffement global.

Pour la santé, les préconisations, qui d’ailleurs sont très évolutives, ne se déduisent pas directement de connaissances physiologiques simples; pour la plupart, elles s’appuient sur des études épidémiologiques d’une telle complexité qu’on ne peut guère les discuter. Mais, il est important de comprendre les principes d’étude sur des populations, pour dépasser les pensées communes du type : on peut attraper le covid quand on est vacciné, donc la vaccination ne sert à rien; fumer n’est pas dangereux, car je connais quelqu’un qui fume depuis septante ans…

Et alors, peut-on échapper aux foirages?

Du point de vue développé ici, les conditions d’un enseignement des sciences permettant le développement des élèves sont exigeantes. Tenter de les prendre en compte ne garantit donc pas que cela réussisse… Mais ne pas en tenir compte assure que cela foire. Les solutions possibles ne consistent pas à opposer l’enseignement des résultats de la science et le travail des problèmes pour apprendre les sciences : les deux sont à articuler, et c’est là la difficulté. Le travail des problèmes doit viser des savoirs précis et conduire à leur structuration; l’enseignement des résultats de la science doit donner lieu à des mises en relation critiques avec ce que l’on sait déjà.

J.-P. Astolfi, L’école pour apprendre, ESF, 1992

Chr. Orange, Enseigner les sciences : problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe, De Boeck, 2012.