Éduquer à la citoyenneté, tout le monde est pour, tout le monde le fait. Mais avec quels objectifs, quel contenu et quelles méthodes ? Pour une réflexion pédagogique et didactique à partir d’une expérience de formation.
Notre système de formation [1]Tenter Plus, formation
de régents
en sciences
humaines. comprend une
trentaine de « temps » de formation et une
vingtaine d’« institutions » [2]Au sens de
la Pédagogie
Institutionnelle.. Aucun temps et aucune institution ne poursuivent l’éducation
à la citoyenneté de manière prioritaire, mais toutes y contribuent, à des degrés divers.
L’important est que l’ensemble de ces temps et institutions fasse système. Aucun cours de citoyenneté ne permettra la moindre éducation à la citoyenneté. Exemples
de quelques temps et institutions parmi tous les autres.
« Quoi de neuf dans le monde ? » Très petit temps
d’une demi-heure par quinzaine. Vertical : des étudiants
des 3 années. Sujets de discussion proposés par les participants.
Deux sujets retenus et débattus. Expression
libre dans le respect des règles. Présidé par un étudiant.
Enseignant présent comme simple participant [3]Et comme garant
bien sûr, toujours,
mais avec le moins
d’interventions
possible.. Nous essayons d’organiser notre temps de travail pour qu’un
tiers des activités soient présidées par un étudiant pour
2/3 présidées par un enseignant. « Botroûle » 5 X 2 h. sur l’année. Horizontal ou vertical
selon l’incident analysé. Présidé par un enseignant.
Utilisation de la méthode de l’Entrainement Mental.
Analyse réflexive d’un incident critique vécu ensemble.
Incidents choisis par la commission « botroûle » (2 étudiants
par classe et un enseignant). Tentatives d’élucidation
des pratiques de chacun dans cette situation, y
compris et surtout celles de l’enseignant.
« Cocotte » Cette année écoulée : « Tous des banksters
? » [4]Excusez cette
citation de
L. Degrelle, mais
c’est justement
parce que l’anticapitalisme
n’est
pas que de gauche
qu’il faut y travailler.
Un thème différent
est travaillé
chaque année.Vertical. 50 heures présidées par 3 enseignants.
Deux jours de rencontres et visites intensives. Dans
ce cas : Belfius, Triodos, la Bourse, CADTM, ATTAC,
CNCD, Réseau Financement Alternatif, Monnaies locales
(l’Épi lorrain et le Valeureux). 3 x 10 h. de cours
sur ce thème : géographie, histoire, sciences sociales.
Clôture par un débat politique entre parlementaires sur
la question travaillée : « Est-il possible et souhaitable de
réguler la finance internationale et si oui, comment ? »
Cela signifie que, chaque année, nous avons une relation
directe avec des hommes et femmes politiques, le
plus souvent en dehors d’un contexte électoral.
« Conseils (de classe, de délégués, de tous) » 2 heures
maximum par quinzaine pour ces temps de décisions.
Présidence, secrétariat et autres responsabilités prises
par les étudiants. Enseignants comme simples participants3
devant demander la parole. Régulation du système
de formation. Majorité simple pour décisions
sur points non prévus dans le programme de formation [5]www.tenterplus.
be/wp-content/
uploads/2013/09/
SCHUM_Pgm_
Form_20132014.
pdf
et majorité qualifiée pour en modifier des points.
Décisions dans le respect de la Loi de la classe.
« L’Assemblée Générale des Étudiants » Seul temps
collectif obligatoire où la présence d’enseignants est interdite.
Présidée par un étudiant, prépare les Conseils.
« Responsabilités » De nombreuses responsabilités
sont ouvertes et prises par les étudiants : secrétariats
divers, création d’une commission, clé de la classe, local
commun, archiviste, absents, casque bleu, affichage…
Ou savoir-être, ou dispositions. Pour exercer sa citoyenneté,
il faut d’abord, condition nécessaire et insuffisante,
« être disposé » à le faire ! Par exemple, du plus
facile au plus difficile, être disposé à lire, comprendre
et signer une pétition, à lire, comprendre et refuser de
signer une pétition, à participer à une manifestation, à
prendre la parole en public, à exprimer son (dés) accord
en réunion, à écrire une carte blanche, à organiser
une action… Peu importe ici le contenu et l’orientation
(on y reviendra après). C’est d’une posture à adopter
qu’il s’agit et elle est plus rare qu’on ne croit, celle d’un
Stéphane Essel à travers ses indignations, celle qui permet
d’être sujet dans le monde.
Pédagogiquement [6]De J. Dewey
à M.-F. Daniel,
en passant par
Lipman, Ferry,
Hansotte et surtout
par P. Freire,
la littérature est
abondante sur
cette question
et très rarement
enseignée en
formation initiale
et … Continue reading, il s’agit de travailler l’acte d’énonciation
ancrée, la posture d’énonciateur et cela ne peut
se faire qu’en situation réelle de dialogue critique, à travers
une praxis pédagogique, celle qui réconci — « lie
la raison, la main et le coeur »7, la réflexion, l’action et
l’affectivité. Pour Paolo Freire, il s’agit de partir de la
situation existentielle (ou de l’expérience sociale) des
apprenants, une situation existentielle qui est faite pour
lui de « quatre rapports dialectiques : celui qui lie oppresseur
et opprimé, formateur et apprenant, apprenant et
savoir, apprenant et monde où il vit » [7]P. Freire cité
par Y. Lenoir
et A. Ornelas-
Lizardi, article à
lire http://ick.li/
yIw8ZX. C’est en mettant
une Parole dialoguée sur cette situation existentielle et
en agissant ensemble sur elle que l’éducation devient
« La parole sans action n’est que bavardage. » Paolo Freire
humanisante et émancipatrice. « La parole avec action
et réflexion, c’est la praxis, la parole sans réflexion n’est
qu’activisme et la parole sans action n’est que bavardage.
»8 La plupart des cours de citoyenneté ne sont que
du bavardage.
C’est simple (!), il n’y aura pas d’éducation à la citoyenneté
sans Paroles sur ce qu’on vit, sans réelle prise
au sérieux de la Parole des apprenants, sans dialogue
critique, sans travail du « je-tu-nous », sans prise en
compte de la situation existentielle, y compris institutionnelle,
des élèves, sans partage du pouvoir dans
la classe, sans déstabilisation du maitre, sans action
concertée et critique sur cette situation. C’est pourquoi
les pédagogies Freinet et Institutionnelle pratiquent
nécessairement conseil coopératif et pédagogie du projet.
Cette praxis pédagogique ne s’improvise pas, elle
exige un très important travail de (trans) formation (de
soi) pour l’enseignant. Instituer un espace démocratique
où les élèves sont amenés à y être déjà citoyens
n’a rien du « cause toujours » et autres « laisser faire »,
c’est du boulot !
Le travail des dispositions ne suffit évidemment pas,
mais s’il s’insère dans une praxis pédagogique, le reste,
les savoirs procéduraux et théoriques suivent presque
naturellement, pour autant qu’on y veille avec rigueur
et exigence. Savoirs procéduraux : en situation, exercer
la présidence d’une séance de travail, composer un
ordre du jour, le présenter, le faire amender et accepter,
rédiger le procès-verbal d’une réunion, tenir les
comptes d’un projet, planifier une action, rédiger différents
textes en lien avec le projet mené (article de présentation,
lettre de demande, communiqué de presse…),
réaliser une recherche documentaire, recourir à des
savoirs disciplinaires nécessaires au projet, présenter
oralement le projet à un public extérieur, utiliser les
logiciels classiques (texte, présentation, tableur…) au
service du projet.
Tout cela suppose évidemment une équipe enseignante
qui travaille ensemble, possède une culture
pédagogique commune et mène des projets collectifs
et interdisciplinaires. Nous essayons d’organiser notre
temps collectif de travail pour que 2/3 des activités
soient fonctionnelles (des projets et des situations problèmes)
pour 1/3 de structuration (explications magistrales,
synthèses construites ensemble…). Cela signifie
aussi que nous remettons, pour une utilisation collective,
50 % du temps en principe disciplinaire parce que
nous estimons que les savoirs procéduraux cités cidessus
sont indispensables et doivent être travaillés à l’école, mais aussi que les
savoirs disciplinaires sont travaillés plus efficacement et plus durablement en situation
fonctionnelle. Le cours de maitrise de la langue peut par exemple s’exercer
aussi bien à partir de la rédaction du procès-verbal d’un « Conseil » que d’une prise de parole au « Quoi d’neuf dans le Monde ? ».
Enfin, sans développer ici[8]Voir entre
autres :
http://ick.li/ix1rC2, pas d’éducation à la citoyenneté
sans sciences humaines dures et exigeantes
(économie politique, sociologie, psychologie sociale,
psychologie, ethnologie, sciences politiques…), mais
aussi pas d’éducation à la citoyenneté sans culture littéraire,
sans culture scientifique et sans maths citoyennes
et de préférence aussi en lien avec la situation existentielle
des apprenants. L’éducation à la citoyenneté, ce
n’est rien d’autre que l’éducation tout court, rien d’autre
que la seule et totale mission de l’école si elle arrivait
à se libérer de sa « domestication conservatrice qui établit
une adéquation entre l’idéologie du marché libre et la
démocratie 7 ».
Notes de bas de page
↑1 | Tenter Plus, formation de régents en sciences humaines. |
---|---|
↑2 | Au sens de la Pédagogie Institutionnelle. |
↑3 | Et comme garant bien sûr, toujours, mais avec le moins d’interventions possible. |
↑4 | Excusez cette citation de L. Degrelle, mais c’est justement parce que l’anticapitalisme n’est pas que de gauche qu’il faut y travailler. Un thème différent est travaillé chaque année. |
↑5 | www.tenterplus. be/wp-content/ uploads/2013/09/ SCHUM_Pgm_ Form_20132014. |
↑6 | De J. Dewey à M.-F. Daniel, en passant par Lipman, Ferry, Hansotte et surtout par P. Freire, la littérature est abondante sur cette question et très rarement enseignée en formation initiale et continuée des enseignants. |
↑7 | P. Freire cité par Y. Lenoir et A. Ornelas- Lizardi, article à lire http://ick.li/ yIw8ZX. |
↑8 | Voir entre autres : http://ick.li/ix1rC2 |