Lors d’une intervention à la Ligue de l’Enseignement à Rennes, Miguel Benasayag évoque les ratages possibles de la société, de l’école et les défis qu’elles devraient se donner. Ces quelques extraits de ses propos nous donnent un avant-gout de ses convictions et hypothèses.
À la question de savoir si l’école réussit encore à émanciper les individus, Miguel Benasayag attire l’attention sur l’actuelle dictature économique, celle qui dicte des orientations, entre autres au secteur pédagogique.
Au niveau international, ce secteur a pris un virage sans crier gare : ne plus centrer l’éducation des enfants et des jeunes sur la transmission, la sociabilité et la culture, mais sur la fabrication de gens employables, et cela, dès la maternelle. On évalue tout le temps ce qu’on pense être des éléments pour penser l’employabilité. Cela s’appelle « la pédagogie des compétences ». Le crédo c’est « apprendre à apprendre », sur le modèle disque dur.
Plutôt que de partir des singularités de chacun et de permettre aux enfants de se structurer autour de gouts pour quelque chose, on les déstructure en les collant à une série de compétences qui ne nourrissent pas spécialement le gout d’apprendre.
Dans le même esprit, des enseignants, de toute bonne volonté, pensent qu’il faut « armer » les enfants pour les préparer à vivre dans une société dure. Armer c’est bien pour faire la guerre, guerre de tous contre tous ! Être enseignant aujourd’hui, ce serait résister, protéger les enfants de cela, ne pas accepter l’homogénéisation par compétences à assurer dans tel temps, selon tel socle commun et avec de l’évaluation permanente. « Sortir de la tristesse de devoir s’occuper à former des robots. »Le vrai défi pour les enseignants serait de laisser prendre le temps d’apprendre aux enfants, de laisser prendre aussi des chemins de traverse. C’est un défi qui demande de lutter contre les parents, la hiérarchie, les enseignants et les enfants eux-mêmes, tellement tout le monde est pris dans ce chemin de la course organisée aux performances. Il s’agit de construire collectivement et pas en dépendant de la sainteté (louable peut-être) d’un acteur isolé qui finit par casser à force de se démener. Il s’agit de sortir de la tristesse où sont entrés les enseignants sans s’en rendre toujours compte, tristesse de devoir s’occuper à former des robots pour le boulot. L’utilitarisme ambiant n’est pas une solution à la crise, mais en est une cause. Si nous ne pouvons pas en sortir, nous ne faisons pas notre métier d’enseignant.
Barbarie ou fraternité
Une autre question s’impose : que peut-il en être de l’égalité dans notre société et à l’école ?
Quand les actuels 50-60 ans avaient 20 ans, le futur était vu comme une promesse : on allait résoudre la maladie, la rareté, les inégalités. Aujourd’hui, à la place des promesses, on est dans un climat de menaces économiques, écologiques, épidémiologiques… Travailler à de l’égalité dans un monde menacé est beaucoup plus difficile que dans un monde de promesse, parce que dans l’insécurité ambiante, c’est le chacun pour soi qui est renforcé. Avec le néolibéralisme, le collectif n’existe pas, il n’y a que des individus avec chacun leurs intérêts personnels et cet état de fait entraine des implications graves pour l’enseignement.
L’école doit combattre de nouvelles inégalités : on passe de racismes entre races, entre religions, à un autre racisme, celui entre gagnants et perdants.
En France, on peut peut-être encore évoquer l’égalité, mais par rapport à « fraternité », on est très mal barré. Ce qui est signe de solidarité est mal vu. Par rapport à l’enseignement, cela pose un problème gravissime. Comme professeur, est-ce que j’ai la responsabilité d’une classe ou la responsabilité d’une série d’individus ?
Quel est alors mon objectif d’enseignement ? Soit, c’est remplir mon programme et je ne peux pas attendre ceux qui trébuchent, je ne peux pas niveler ma classe par rapport au dernier. L’ensemble d’individus passe dans une sorte de tamis barbare, il y en a qui tombent et les autres continuent sans eux. Soit, je dis que j’ai une classe et donc on est dans la fraternité. Cette classe n’a pas à apprendre à chacun le théorème de Pythagore, elle doit apprendre à ne pas être des barbares c’est-à-dire à ne laisser personne sur le bas-côté.
Pendant 30 ans, j’ai reçu des mômes dont on disait « Il est en échec ». Malheureusement, je n’ai pas reçu ceux qui étaient devenus des loups égoïstes, barbares, brutaux et qui laissaient d’autres sur le bas côté. Pourtant, ceux-là ont beaucoup de problèmes pour aimer, pour être aimés, pour penser, pour vivre. Ils ont beaucoup de problèmes quand ils sont confrontés à la fragilité ou à la faiblesse, car ils ne savent pas. Finalement, le manque de fraternité n’est bon pour personne. Éduquer, c’est éduquer existentiellement à la vie.
Dans ces choix d’éducation, peut-il encore être question de culture commune ?
Ou bien nous pensons que la société c’est tout le monde et alors, on se demande comment on fait avec tout le monde. Ou bien on accepte des principes d’apartheid, style quartiers fermés, pays forteresses et on dit qu’il faut « protéger la société ». Les gens qui pensent selon ces principes ont comme idée de société, une idée de sous-ensembles. S’ils le voient ainsi, ils n’ont plus qu’à mettre des bermudas et repartir coloniser avec l’épée et la bible, comme il a été fait chez nous en son temps, coloniser les métèques et ceux qui sont français, mais pas comme il faut… Alors là, on part dans une reconquête qui ne peut être que violente.
Si on pense que la société c’est tout le monde, comment produire du socle commun ? Je crois qu’on doit avoir l’humilité et le courage de déclarer fini ce socle universel humaniste qui depuis deux siècles met en avant un modèle d’homme. En tant que ressortissant du tiers monde, je peux dire que pour moi, ce modèle d’homme c’est l’homme blanc… L’homme de cet universalisme-là s’appelle le colonisateur. Cette époque est finie. Il n’y a pas d’universalisme qui puisse intégrer les métèques, les bougnoules et le quart monde. Il n’y a pas de socle universel et son contraire, le relativisme culturel n’est pas mieux, il ouvrirait la porte à la barbarie. Avec ce nihilisme où tout s’équivaut, c’est alors la guerre de tous contre tous, sans asymétries ni principes.
Même s’il n’est pas donné d’emblée, à portée d’esprit, produire du socle commun serait donc une voie.
On a en commun un territoire, des défis et des problèmes. Comment peut-on se centrer sur ce qui nous arrive et à partir de là, construire ce socle ? Si on pose la question de cette façon, les problèmes ne seront jamais l’autre. Les migrations et les Roms, par exemple, sont alors une réalité et non un problème. Il faut essayer de sortir de l’idée que le problème serait une partie de la société. Si la société c’est tout le monde, il faut construire le commun à partir de défis très concrets. Et là, l’école a beaucoup à faire parce qu’il faut réclamer le droit, par exemple, d’une certaine flexibilité dans les programmes pour qu’ils incorporent les contraintes et les déterminations régionales. La territorialisation des problèmes, ce n’est pas une recette que je propose, mais une tentative que je mets en avant. Ce dont je suis en tout cas sûr, c’est que l’universalisme abstrait, le relativisme culturel ou l’individualisme qui est de l’archi relativisme sont des voies de guerre et de destruction. Il faut chercher autre chose qui pourrait faire socle commun.