Hyperprof

Il ne fait pas bon être politicien aujourd’hui. Demandez donc aux Français ce qu’ils pensent du président « normal » Hollande ou de leur ex-hyper-président Sarko… Ce discours, on pourrait facilement l’adapter au métier d’enseignant. Alors pourquoi est-ce que je cherche à tout prix à être hyperprof alors que j’étais un prof « normal » ? Fragments de politique à l’insu de mon plein gré.

Il est bon de redire à quel point un stage aux RPé[1] Rencontres Pédagogiques d’été organisées par CGé chaque année au mois d’aout avec des ateliers proposés aux acteurs de l’éducation. peut transformer un enseignant plutôt bien vu, parce que bourré de certitudes et de trucs pour endormir sa classe. Un de ceux qui garantissent la plupart du temps le silence et la sécurité. Et puis se rendre compte que ça fait un bail que je n’enseigne plus, que j’occupe ; que je n’ai plus des êtres humains devant moi, mais bien des élèves à qui incombent tous les travers du métier. Je joue au policier, sépare les gars d’un banc dans la classe, contrôle, et me montre inflexible. Il y a bien quelques débordements, mais ce n’est pas grave parce que mon sens de la justice fait le reste. D’ailleurs, je suis tellement humain… quand je ne suis plus en classe. « Vous êtes plutôt sympas… dans le civil. » nous dit, un jour, un élève de 3e professionnelle à ma collègue et moi, lors d’une sortie. J’utilise la force pour assoir mon autorité – je hurle, je note, j’exclus — et j’utilise bien sûr la hiérarchie si j’ai besoin d’appuis. Attention, je ne suis pas une ordure, parfois j’ai le pouce levé et je « sauve » un élève, sûr de pouvoir me regarder dans la glace le soir. Bref, je tiens ma classe et je garantis l’ordre. Ça ne vous rappelle personne ?

Mais dois-je aller jusqu’à remercier CGé de m’avoir ouvert les yeux : d’être passé du « tous coupables » (comme le juge face au banc des accusés) au « tous capables » ? Du prof de la certitude au prof de l’incertitude ? Parce qu’aujourd’hui, l’interrogation de la relation d’autorité et les inégalités que j’appuie immanquablement — le politique — sont au cœur de mes préoccupations. Devenu militant, je suis même en campagne : un véritable combat épuisant hors et dans la classe.

Qui est in ?

Quand je rentre en classe, je distribue des tracts électoraux sans le savoir. Tout dans la façon de gérer la relation pédagogique transpire les valeurs et l’idéologie accrochées à mon corps enseignant. Pas seulement mes discours, souvent trop nombreux, mais aussi la méthodologie choisie, le sujet et la façon de le traiter. Je pourrais le nier et prétendre que je suis de la neutralité recommandée. D’ailleurs, je ne vante aucun parti, aucun syndicat, aucune chapelle, mais je répercute un discours ambiant (« Si vous êtes courageux, vous aurez un emploi ! ») ou je lui envoie un uppercut (« Que disent les statistiques comparatives de la demande et de l’offre d’emploi en Belgique ? »). Je vends des bics Père Damien, des gaufres pour « mon » voyage caritatif, j’instruis, je fais réfléchir, je moralise, j’individualise, je différencie, je collectivise, je convaincs, j’explique, j’applaudis, je punis, j’induis, je déduis, je note, je parle, j’écoute, je classe, je corrige, bref, j’enseigne. Et tout cela serait neutre politiquement ? La plupart des profs proclament insidieusement leur neutralité, mais sont politiquement engagés à droite, et souvent sans le savoir. Il suffit de vivre un conseil de classe et de se demander qui sera élu (« C’est un cas social, il doit aller en professionnelle. »), quelle valeur aura gagné (« Il est vraiment méritant ! »), quelle explication, s’il y en a une, aura été validée (« Il n’a pas assez travaillé ! ») : un vrai débat politique qui ne dit pas son nom.

Edgar Morin, qui s’y connait en engagements politiques, tweetait l’autre jour : « Le talon d’Achille de notre esprit est ce que nous croyons le mieux développé et qui est le plus sujet à l’aveuglement : la connaissance. » Et pourtant nous sommes nombreux à baser nos cours sur la sacrosainte matière, sésame d’une valorisation certaine pour la classe moyenne éduquée que sont les profs, sans regard critique, niant qu’elle évolue dans le temps et selon la politique. Il suffit par exemple de comparer les cours d’Histoire d’hier et d’aujourd’hui. Je peux promouvoir ainsi la Culture avec un grand C et exclure une partie de ceux en face de moi qui n’y accèdent pas. Ou, au contraire, et c’était mon choix inconscient, je pouvais construire des séquences en pensant développer les fameuses compétences et les faire tourner à vide. Les élèves pouvaient ainsi mieux s’adapter en situation, à l’école, en stage et donc en entreprise. Cours « neutres » vidés de sens, devais-je encore m’étonner qu’il y ait des indisciplinés dans ma classe ? Qu’à tout faire pour éviter les positionnements, la conflictualité intellectuelle, les sujets chauds, la complexité, je laissais le vide se remplir de turbulences. Et puis qu’immanquablement, pas plus neutre, j’en arrivais à leur dire : « Vous croyez qu’à l’usine, ils seront aussi patients que nous ? »

Il a fallu que je prenne conscience que je n’étais pas élu par les classes, que j’allais devoir gagner une autorité légitime si je voulais éviter d’imposer par la force le contraire de ce que je voulais leur transmettre : une raison d’être des lois, un sens du collectif, le respect de chacun, un accès à la culture, un regard critique. Rien que ça. Et donc, au cœur de la classe, un conseil, des sujets bouillants, des avis à donner, des correspondants espagnols, des visites d’entreprise, l’apprentissage des travaux de groupe ou encore un projet intergénérationnel avec une association locale. Avec des hauts et des bas, mais avec la conviction que je suis plus en accord avec moi-même, une éthique ne se construisant pas en un jour, sans mal. Elle ne se construit pas seule non plus. Nous sommes donc 8 collègues de la même école, de différents niveaux (de la 3e à la 7e), de différentes filières (qualification, professionnelle, générale) de différents cours (Religion, Menuiserie, Math, Sciences Humaines…) à se voir, à se coformer, à émettre des avis, à prendre de la distance, à oser parler pédagogie et à tester sur le terrain. De la complexité et de la conflictualité assumée. De la politique en somme. Et beaucoup de travail.

Qui est out ?

En dehors de la classe, le combat continue avec l’engagement syndical, pour plus de démocratie sociale, pour imposer des débats et de la réflexion. Le tout avec le risque de me bruler les ailes, de craquer et de retomber de haut (ou pire de me marier avec Carla Bruni)

Notes de bas de page

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1  Rencontres Pédagogiques d’été organisées par CGé chaque année au mois d’aout avec des ateliers proposés aux acteurs de l’éducation.