Les luttes sociales d’aujourd’hui

Je veux défendre ici l’hypothèse que, malgré leur dispersion, leur ambigüité et leur inefficacité, 
les luttes sociales actuelles sont bien porteuses d’un mouvement social contestataire, qui finira par se structurer et s’organiser [1]Le mouvement ouvrier a mis un siècle pour y par- venir.. Et, puisque je m’adresse à des enseignants, je tiens à ajouter que l’éducation constitue un des enjeux centraux de ce mouvement, puisqu’elle constitue un
des piliers de l’épanouissement personnel des individus.

Les mutations en cours affaiblissent le sens et désorganisent les mouvements sociaux de la société industrielle. Ceux-ci s’étaient structurés pour remplacer le capitalisme par le socialisme et pour protéger les nations contre
la concurrence des autres par le protectionnisme. Or aujourd’hui, en même temps que ces anciennes luttes subsistent, de nouvelles apparaissent. Elles ont davantage de sens aux yeux des nouveaux acteurs, mais n’en ont guère pour les anciens. D’où trois problèmes.

Les problèmes communs

La division des luttes et leur ambigüité. Aucun
mouvement ne « fait plus le poids » : non seulement les luttes sont dispersées, mais elles s’unissent difficilement au niveau international ou mondial, alors que c’est à ce niveau-là que leurs adversaires situent les enjeux. En outre, ces actions sont aussi très ambigües, parce que le passé et l’avenir s’y trouvent mêlés : elles expriment à la fois la défense des droits acquis sous l’État Providence et, en même temps, des enjeux liés au nouveau modèle culturel.

Le rapport à l’organisation. Hier, les mouvements sociaux pouvaient se doter d’organisations disciplinées. La loi du groupe s’imposait : adhésion à une idéologie, acceptation de normes de conduite. Mais le rapport de l’individu au contrôle social a changé : il ne tolère plus qu’on lui dise ce qu’il doit penser, ni comment il doit vivre. Les acteurs collectifs forment donc des groupes ouverts, où chacun entre et sort à son gré, qui tolèrent les dissidences et les critiques, invitent leurs membres à participer à l’élaboration de leurs normes, et se méfient des délégations de pouvoir !

La préférence pour les solutions individuelles. Face à une domination sociale, l’acteur dominé a, de- puis toujours, quatre solutions : participer, profiter, fuir ou se battre. Face au modèle néolibéral régnant aujourd’hui, elles sont toujours bien là. Beaucoup participent activement à la consommation, à la compétition et à la communication et grimpent les échelons de la mobilité sociale. Beaucoup d’autres s’accommodent, se débrouillent, profitent des avantages, trichent autant qu’ils peuvent. Quelques-uns fuient cette course, refusent d’entrer dans le « jeu », se réfugient en marge, re- valorisent des modes de vie anciens ou s’inventent des sous-cultures… et se révoltent parfois. Enfin, quelques- uns s’engagent dans une lutte pour un contreprojet de société, une nouvelle utopie.
« Cette pieuvre tient fermement le monde dans ses ventouses. »

Or, ceux qui préfèrent participer, profiter ou fuir ne sont guère disponibles pour les luttes sociales organisées : ils ont choisi des solutions individuelles. Il en a toujours été ainsi ! Mais c’est pire aujourd’hui, car le modèle culturel subjectiviste, même s’il n’exclut nullement la solidarité organisée, incite les acteurs à se conduire en « free riders ».

Naissance d’un mouvement contestataire

Pour construire un mouvement social puissant, il est indispensable de faire [2]Comme a su le faire K. Marx au milieu du XIXe siècle. une analyse correcte de ses quatre composantes : savoir au nom de quoi il faut lutter (les enjeux), contre qui (l’adversaire), sur quelle solidarité on peut compter (l’identité) et comment il faut mener la lutte (les méthodes).

Que cela plaise ou non, c’est le modèle culturel ré- gnant qui définit les enjeux de la « vie bonne ». Et les gens d’aujourd’hui croient en un nouveau « dieu » : le droit de chaque individu d’être sujet de lui-même et acteur de sa vie personnelle. La culture actuelle « com- mande » à chaque individu : « sois toi-même », « choisis ta vie », « vis avec plaisir et passion », « sois prudent », « respecte la nature » et « sois tolérant ». Comment traduire ces orientations en enjeux de lutte ?

Le premier enjeu est le renforcement des États nationaux et la défense de l’État Providence. Il faut dé- fendre le droit à l’emploi, contre la précarisation et les délocalisations ; les « cinq piliers » de la sécurité sociale et la solidarité envers les exclus sociaux ; les politiques publiques en matière d’éducation, de santé, d’information, de logement, de transport, de sécurité. Tous ces acquis ne peuvent être défendus que s’ils sont confiés la responsabilité des États. Or, les dépenses de ceux-ci ne peuvent être financées que par l’impôt, ce qui suppose qu’on ne réduise pas la fiscalité et qu’il n’y ait pas de fraude fiscale. Cet héritage précieux de la classe ouvrière constitue la condition sine quo non de la réalisation des autres enjeux.

Le second enjeu est la défense du droit de chaque individu de disposer des ressources de son épanouissement personnel. Tous les individus entendent cette invitation, mais tous ne disposent pas des ressources pour s’y conformer. Pour s’épanouir, il faut de l’éducation et de la formation professionnelle, de la santé et de bonnes conditions de vie, de la sécurité sociale et physique. Il faut respecter des libertés civiques et les « droits de l’Homme ». Face à l’idéologie néolibérale – qui invite chaque individu à être un consommateur insatiable, un compétiteur impitoyable et un communicateur connecté sur le web –, il faut défendre la solidarité collective, instituée par l’État.

Le troisième enjeu est la défense de l’environnement. Depuis les années 80, l’écologie est devenue une cause politique, et les luttes sociales d’aujourd’hui doivent donc être écologistes.

Le quatrième enjeu est l’anti-impérialisme. Cela veut dire combattre les « méthodes » par lesquelles les capitalistes financiers néolibéraux accaparent les richesses des populations du Sud.

L’adversaire

Qui est la « classe dominante » actuelle ? Elle comporte trois personnages principaux : les prêteurs, les spéculateurs et les investisseurs, donc, pour les désigner d’un seul mot, les financiers. Leur but est de « faire du fric » ! Pour les aider à atteindre ce but, ils disposent de plusieurs collaborateurs fidèles : les banquiers, les agences de notation, les manageurs, les fonctionnaires des organisations internationales, les agences d’innovation technologique et celles de la publicité. Cette « pieuvre » à trois têtes et aux six tentacules tient fer- mement le monde dans ses ventouses.

Comment extrait-elle et s’approprie-t-elle le surplus économique ? La rentabilité que poursuit cette nouvelle classe dominante dépend de l’existence d’une demande sur les marchés de consommation, c’est-à- dire d’une clientèle, si possible endettée. La manipulation des besoins de consommation semble donc être le procédé décisif qui lui permet d’engendrer un surplus et de se l’approprier : elle doit savoir créer, dans l’esprit des consommateurs, le besoin irrépressible de disposer de ces biens et de ces services pour exister socialement. Il faut donc à la fois les manipuler et les endetter pour les placer dans un état d’assuétude dont ils ne pourront s’échapper. L’aliénation, située hier dans le travail, se situe aujourd’hui dans la consommation.

L’identité

Comment construire une solidarité organisée et durable entre les luttes sociales aujourd’hui dispersées ? Pour le savoir, il faut se demander ce qu’ont en commun les « victimes » du capitalisme néolibéral mondialisé ? Ces « victimes » forment l’ensemble des individus qui sont privés des enjeux cités ci-dessus. Toutes les luttes actuelles se rattachent à l’un ou l’autre des enjeux mentionnés plus haut. Il n’est pas exagéré de dire que des millions de gens dans le monde sont en désaccord par- tiel ou total avec la manière dont il est géré par la nouvelle classe dominante et ses collaborateurs : « We are the 99 % », disent les indignés canadiens !

Or, si l’on veut mobiliser des opprimés dans un projet de lutte sociale, il faut leur proposer une identité qu’ils puissent fièrement revendiquer. Pour les ouvriers d’hier, elle était fondée sur leur commune contribution par le travail à la création de la richesse nationale. Aujourd’hui, il faut toujours la fonder sur leur commune contribution à la richesse collective, mais cette fois, non plus par leur travail, mais par leur participation à la consommation. En effet, exploiter du travail n’est plus le problème central de la classe dominante : son souci majeur est de savoir vendre tous les biens et les services qu’elle est capable de produire.

Les méthodes de lutte

Comment agir sur la nouvelle « classe dominante » ? Il faut s’attaquer à la tête de la « pieuvre ». La classe ouvrière, rappelonsle, n’a été efficace que là où et quand elle put pratiquer la grève. Comment trouver aujourd’hui, au niveau mondial, l’équivalent de ce que fut la grève hier, au niveau national ? Voici une piste d’action.

De la même manière que le prolétariat a exigé de meilleures conditions de travail, il faut exiger aujourd’hui de meilleures conditions de consommation au moins pour tous les biens qui sont considérés comme essentiels à l’épanouissement personnel de tous les individus, surtout de ceux qui n’en ont pas les moyens. Il faudrait donc définir les règles d’un contrat de responsabilité sociale et environnementale, que recycler les luttes pour transformer la société devraient respecter les entreprises
privées. Ces règles concerneraient
les conditions de création d’emplois,
 de juste contribution à l’impôt, de
taxe sur la spéculation financière,
de contribution à la sécurité sociale,
de localisation des entreprises, de
protection de l’environnement, de respect des droits des travailleurs et des consommateurs, etc. Ce contrat devrait absolument être établi et garanti au niveau international (par l’OMC), sinon, les pays qui le respecteraient seraient fortement désavantagés par rapport aux autres. Et il faudrait appeler à boycotter les entreprises et les banques qui ne respectent pas ces règles. Le but est de les contraindre à s’occuper au moins autant de l’intérêt général que des intérêts particuliers de leurs actionnaires. La grève de la consommation deviendrait ainsi l’équivalent fonctionnel de la grève du travail. Les initiateurs d’un tel mouvement pourraient faire un usage intensif des nouvelles technologies de la communication. Les grandes manifestations de rue pourraient ainsi être avantageusement remplacées par des actions sur internet, pour obliger les entreprises à respecter ce contrat, et pour les boycotter si elles ne tiennent pas leurs promesses.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le mouvement ouvrier a mis un siècle pour y par- venir.
2 Comme a su le faire K. Marx au milieu du XIXe siècle.