Nouveaux objets d’étude : les risques d’une dérive

Ici, en sciences, les nombreuses questions d’élèves qui arrivent en classe amènent l’enseignant à interroger sa pratique. Sur quels objets d’enseignements travailler ? S’adapter aux demandes de la société ou s’en tenir à distance… Ces questions vont au-delà de cette discipline.

Je me pose la question depuis un certain temps : on sait que le signal nerveux passe dans les nerfs (ou les neurones) sous forme électrique (et aussi chimique, il me semble…). Or, qui dit “électricité” dit “différence de potentiel” ; en effet, il ne peut y avoir de courant électrique si une tension n’est pas créée entre les deux points. Ce qui m’interroge, c’est la manière dont est créée cette différence de potentiel (DDP) entre les deux bouts des connexions nerveuses, et surtout en fonction de quoi ces DDP sont créées… » Extrait d’une réflexion d’un élève au cours de biologie.

Du fait de la production incessante du savoir et ce dans toutes les disciplines scientifiques, de nouveaux objets d’enseignement apparaissent au sein des classes de sciences. “Osons être des enseignants exotériques…”Ainsi, il n’est pas un jour sans que la presse, la télévision ou l’Internet nous fasse état d’une « découverte » scientifique.

Citons à titre d’exemples, le boson de HIGGS en physique, les dernières avancées des neurosciences en biologie, les nanomatériaux en chimie.

Lorsqu’un enseignant est interpelé par un élève sur une de ces questions d’actualité ou sur une question plus technologique ou scientifique comme la nocivité de l’utilisation des GSM, la recherche de nouvelles ressources énergétiques durables ou le changement climatique, surgit alors pour l’enseignant la difficulté de satisfaire la curiosité des élèves. Comment répondre au mieux à ces questions d’actualités et au-delà de la réponse apportée à élève, s’agit-il vraiment là de l’enjeu de l’enseignement des sciences aujourd’hui ? S’agit-il, pour l’enseignant, de mettre au point de nouvelles transpositions didactiques pour faire passer ce savoir « savant » à un « savoir à enseigner » voire de renvoyer l’élève vers d’autres sources d’information ? L’école doit-elle être uniquement un lieu d’information ? Les objets d’enseignement en sciences doivent-ils évoluer et s’adapter aux demandes de la société ? Ou bien, doivent-ils être ces invariants au service d’un apprentissage et d’un savoir-faire scolaire, signifiant peut-être ainsi l’évident divorce entre école et société ?

Informer ou construire

Il faut bien admettre que dans beaucoup d’écoles secondaires, le matériel didactique qui devrait servir pour présenter et étudier un phénomène ou simplement illustrer une situation fige, de par son intemporalité, les pratiques mêmes de l’enseignement scientifique. Le matériel utilisé par les enseignants peut sembler parfois tellement désuet ! Dès lors, comment ne pas comprendre ce sentiment d’impuissance, voire de lassitude, envahir les enseignants ! Il en est beaucoup qui, en renonçant à expérimenter, s’en remettent alors aux vidéos capturées sur l’Internet ou aux émissions où Fred et Jamy font, semble-t-il, mieux que nous. De là, cette surexploitation actuelle de films, d’émissions télévisées, de podcasts, d’applets… La tentation est alors grande de troquer notre impuissance à répondre à la commande de la société et d’être en phase avec elle en proposant à nos élèves une réponse technologique moderne, mais combien déshumanisée. S’il est vrai que cette manière de faire semble particulièrement facile, elle introduit également, insidieusement, de nouveaux objets d’enseignement en sciences qui appelleront à leur tour de nouvelles questions avec un risque évident de ne plus faire que de l’information…

Comme enseignants en sciences, devons-nous être au service des objets d’enseignement ou mettre ceux-ci au service de notre enseignement ? Cette question n’est pas banale du fait qu’elle peut modifier complètement notre manière d’enseigner, notre manière de « faire » construire le savoir chez les élèves. Au risque d’être jugé passéiste, il me semble important que notre enseignement des sciences reste au service de la construction de la pensée chez les élèves aux dépens des risques d’une surinformation. De fait, encourager la construction d’un point de vue « autre », divergent au nôtre, constitue, à mon sens, la mission des enseignants en sciences. Le concept de « rupture paradigmatique » en sciences n’est-il d’ailleurs pas au cœur même du progrès scientifique, celui-ci étant ponctué de failles et de revirements ? Reste à initier des pistes méthodologiques.

Questionner et réfléchir

Revenons à la question de cet élève qui introduisait notre réflexion. Le questionnement de celui-ci se situe à l’interface de la physique et de la biologie : le concept du courant électrique est-il semblable dans les deux disciplines ? Lorsque l’on demande à des élèves la nature du courant électrique sans préciser plus, ceux-ci associent d’emblée courant électrique et circulation des électrons. Pourtant, si la réponse est correcte, elle n’est pourtant pas universelle. De fait, en biologie, les courants électriques constituant l’influx nerveux sont exclusivement constitués de courant d’ions… De plus, lorsque l’on sait que, contrairement à l’électron porteur d’une charge négative élémentaire, les ions peuvent porter les charges négatives et positives multiples de charges élémentaires. Enfin, le concept de l’intensité du courant électrique peut très vite se complexifier lorsque l’on introduit en biologie la notion de « pompe ionique » au niveau des membranes. Ce concept, comme celui du potentiel (électrique) de membrane, est-il abordé de manière cohérente par les professeurs de physique, de chimie et de biologie ? La fameuse loi d’OHM est-elle valable pour des tissus vivants ? Autant de questions que des élèves peuvent également (se) poser et qui peuvent être l’objet d’une action concertée de la part de ces enseignants. Se pencher simultanément et conjointement sur un même objet d’étude et d’enseignement permettrait à des enseignants non seulement de partager leurs conceptions, leurs représentations, mais également de faire émerger des méthodologies d’analyse et des savoirs nouveaux qui pourraient à leur tour être présentés en classe. Permettre aux étudiants d’assister chez l’enseignant non seulement au questionnement, mais aussi à la manière dont celui-ci aboutit, via un processus cognitif, reste un moment fort dans un apprentissage. En effet, ces moments de réflexion et de questionnement épistémologiques sont généralement antérieurs à la production et à la transmission d’un savoir qui se veut « prêt à être appris ». Cependant, et c’est bien là un des enjeux de l’enseignement des sciences, l’essentiel est bien d’apprendre à réfléchir : quoi de plus enrichissant pour des élèves de constater que les représentations de leurs enseignants sont parfois, en partie, les leurs.

Osons donc être des enseignants exotériques… Exotériques ? Contrairement à l’ésotérisme qui réserve aux seuls initiés l’information en ne permettant au commun des mortels d’y avoir accès, l’exotérisme permet, par le discours, de dévoiler l’implicite. Dès lors, oser avec ses élèves, se poser des questions et tenter, par une démarche d’enquête, d’explorer à nouveau ces savoirs que nous enseignons contribuera à dynamiser les cours de sciences. Osons également casser certains rythmes scolaires ; pourquoi ne pas enseigner conjointement avec un collègue en regroupant les heures de cours ? Ceci ne permettrait-il pas de faire émerger de « nouveaux objets d’enseignement », finalement déjà existants au sein de la classe ?