La formation initiale des enseignants du fondamental est polyvalente. Chargés de l’enseignement d’un grand nombre de disciplines, ils ne peuvent être spécialistes de chacune d’elles. Quelles sont les conséquences en mathématiques d’une telle organisation de l’enseignement primaire ? J’ai recueilli des propos de Claire Margolinas.
Troisième année primaire, multiplication d’un nombre par 10, par 100, par… Quel est le résultat de 12 X 10 ? Les élèves ont du matériel devant eux : des cubes, des barres de 10, des plaques de 100. Les différents résultats sont confrontés, l’abaque est utilisé. La règle est formulée par les élèves : pour multiplier par 10, on ajoute un zéro à la droite du nombre.
« Institutionnaliser des règles ne clarifie pas les savoirs mathématiques. »
Ça marche ! Tout le monde est content : les élèves ont été mis en activité et ont pu répondre à la question. Un temps de synthèse a porté ses fruits : la règle est énoncée. Les élèves savent multiplier par 10 !
Mêmes élèves, un an plus tard, multiplication d’un nombre décimal par 10, 100… Quel est le résultat de 1,2 X 10 ? Et de même pour 1,20 ? 10,2 ? Ça ne marche plus !
En Belgique comme en France, les enseignants gardent en général la même cohorte d’élèves pendant une année scolaire, tout au plus pendant deux années. C’est une de ces conditions que subit l’enseignant du fondamental, celle-ci a ses raisons d’être : par exemple, pour préserver les élèves qui ne s’entendent pas avec un enseignant… Ce fonctionnement a des conséquences didactiques.
Durant l’année où l’enseignant est responsable de sa classe, il est conduit à se préoccuper essentiellement de son petit pré carré qui relève de sa responsabilité et assez peu de ce qui va se passer dans les années suivantes avec ses successeurs.
Et quand les élèves de la classe n’étudient que des nombres entiers, il est beaucoup plus simple de leur apprendre à utiliser la règle des zéros que de leur faire comprendre l’effet de la multiplication par dix dans la numération de position.
Quand l’enseignant formule ou fait formuler la règle des zéros, il répond à l’injonction d’institutionnalisation en fin d’activité, mais ce qu’il institutionnalise n’est pas un savoir sur la numération décimale, c’est un constat. Ce qui est intéressant de comprendre, c’est la raison pour laquelle on peut ajouter un zéro. C’est d’ailleurs ce qui constituerait le savoir mathématique en jeu : le zéro qui marque la place de l’origine du repère de la numération de position. Institutionnaliser des règles ne clarifie pas les savoirs mathématiques, au contraire, les règles renforcent la transparence de certains savoirs et contribuent à faire croire que les mathématiques sont une accumulation de règles le plus souvent opaques.
L’enseignant du fondamental est aussi soumis à l’injonction de mettre ses élèves en activité. C’est particulièrement le cas en mathématique. Mais il n’est pas toujours simple d’identifier au préalable, dans des problèmes, quelles sont les questions mathématiques travaillées et, plus difficile encore, quels sont les savoirs qui seront réellement rencontrés par les élèves lors de leurs essais de résolution des problèmes. L’enseignant donne alors plutôt l’occasion aux élèves de vivre ces situations. Son intention d’enseigner n’est pas déterminée en termes de savoirs, en tout cas pas précisément.
L’enseignant du fondamental sait qu’une partie de son travail repose sur la transmission des savoirs. Où pourrait-il trouver des ressources pour mieux identifier les savoirs mathématiques en jeu dans la formation des jeunes élèves ?
Dans chaque discipline, des savoirs exigeants (la numération décimale de position en mathématique, la notion d’accord en français) devraient être enseignés. Dès la formation initiale, ces exigences disciplinaires pourraient être enseignées aux futurs enseignants. Mais l’organisation actuelle de cette formation est mal adaptée à la formation disciplinaire des enseignants du fondamental. Et même lorsqu’elles sont enseignées, une fois dans sa classe, le jeune enseignant fera des adaptations conformes aux pratiques de la profession, mais qui pourraient nuire à la transmission de ces savoirs.
Dans les référentiels et les programmes, on peut trouver des listes qui énoncent les différents savoirs à acquérir dans les différentes années et il est tentant de les utiliser comme listes à cocher. Ce serait donc à l’enseignant de construire une cohérence entre ces savoirs, ce qui est difficile, voire impossible. Et même si des textes accompagnent ces listes, ils sont peu lus par les enseignants.
Les manuels n’aident pas — ou très rarement — à identifier les savoirs en jeu. Ils se présentent souvent comme un ensemble d’activités à réaliser par les élèves. Rares sont ceux qui présentent des textes qui permettent de mieux comprendre les savoirs enseignés et les relations entre ces savoirs et les activités proposées. Plus rares encore sont les manuels qui mettent en évidence la progression choisie, en justifiant ce choix, pour l’ensemble de la scolarité et pas seulement pour un niveau.
En mathématique, les auteurs mélangent souvent de réelles propriétés mathématiques (rassembler les unités, les dizaines pour addition des nombres) avec des règles de mise en forme (la retenue doit être écrite en rouge) et des règles partiellement valides (aligner les chiffres d’une addition sur la droite, ce qui ne fonctionne pas quand on mélange nombres entiers et nombres décimaux).
L’utilisation de documents scolaires (manuels, site web, etc.) renforce la difficulté plutôt qu’elle ne la résout. Il est très difficile de comprendre l’intention précise des auteurs, même quand elle est explicitée dans un livre du maitre. L’enseignant est donc conduit à appliquer le manuel et à conclure sur les résultats de l’activité en termes d’action ou de référer à des savoirs qui ne découlent pas vraiment de ces activités.
Des enseignants consacrent du temps à réfléchir et aller plus loin sur un aspect mathématique. Mais s’ils décident, à la suite de ce travail, de modifier (voire de supprimer) certaines traditions d’apprentissages (comme la « règle du zéro »), ils se heurteront à la comparaison avec d’autres écoles ou d’autres classes. Ce n’est pas en effet à l’enseignant seul à prendre cette décision. C’est la profession elle-même qui devrait pousser à certaines exigences mathématiques.
Il est clair que les enseignants du fondamental ne peuvent seuls, à la fois assurer le quotidien de leur enseignement et engager le travail de réflexion qui serait nécessaire pour produire une articulation raisonnée des savoirs et une construction des situations nécessaires aux apprentissages. Si c’était le cas, cela supposerait des capacités hors du commun pour chaque enseignant.
Pourtant, il y a urgence. Les besoins de la société ont énormément changé. L’École d’aujourd’hui n’est plus celle du XIXe siècle, on ne peut le nier.
Aujourd’hui, par exemple, enseigner les techniques opératoires écrites ne correspond plus à un besoin social : on sort bien plus rapidement son téléphone de sa poche qu’un papier et un crayon. Et les balances ne donnent plus seulement la masse des aliments, mais aussi le prix à payer ! Ce qui est encore nécessaire, c’est de comprendre l’opération à effectuer, c’est d’être capable d’estimer un ordre de grandeur. Mais, tous les enseignants vous le diront, c’est bien plus compliqué à enseigner que les techniques opératoires posées.
Il n’existe pas de lieu où les exigences disciplinaires pourraient être discutées, où les priorités accordées aux différents savoirs pourraient être revues. Ces lieux sont à inventer. Il serait nécessaire d’y réunir des enseignants de tous les niveaux et des didacticiens pour y mener un travail collectif autour de la transformation des pratiques d’enseignement des savoirs. C’est le projet des IREM en France, depuis les années 1970, projet qui est plus développé au secondaire.
(https://www.univ-irem.fr/).
La polyvalence des enseignants du fondamental pourrait aussi être interrogée. On peut insister sur l’avantage d’avoir un seul enseignant pour toutes les matières. Il pourrait ainsi lier ces matières entre elles, mais c’est assez rarement le cas. Il faut non seulement avoir une idée claire de ces liens, mais plusieurs apprentissages transversaux (comme l’énumération ou la schématisation) qui n’appartiennent pas clairement à une discipline, sont souvent décrits dans des textes spécialisés, non accessibles aux enseignants. Certains systèmes scolaires confient l’enseignement de différentes disciplines ou groupes de disciplines à différents enseignants, même dans le fondamental.
Finalement, on connait assez peu les déterminants de l’École. L’écologie du système scolaire est fort complexe et demanderait à être mieux connue. En Belgique, c’est toujours le cas, même après l’important travail sur les nouveaux référentiels dans le contexte du Pacte d’excellence. Les mathématiques enseignées dans le fondamental restent une version dégradée de ce que sont les mathématiques dans l’enseignement supérieur, comme si les problèmes traités dans le fondamental devaient être moins complexes alors que ceux-ci sont différents, mais tout aussi sophistiqués.