Quand j’ai repris la coanimation des groupes d’accompagnement et d’analyse des pratiques (Gaap), j’ai eu besoin de lire des textes sur l’accompagnement, et j’ai rencontré par articles, puis par livres, Mireille Cifali. Elle a accepté de répondre à quelques questions liées aux difficultés professionnelles qui nous occupent.
Sandrine Dochain : Quelles sont les difficultés récurrentes que vous pointeriez à travers ce que vous avez entendu, lu, soutenu ? Liées à son histoire, à son parcours d’élève, à la didactique, à la pédagogie…
Mireille Cifali : Ce n’est peut-être pas une difficulté particulière qui revient et insiste, mais le rapport que nous avons à la difficulté et à sa charge culpabilisatrice qui pose question. Avec cette croyance que la difficulté est presque toujours une faute, et donc que celle ou celui qui l’éprouve est en quelque sorte mauvais.
De la difficulté, il y en a à chaque instant. Elle est la résistance d’une réalité qui échappe à nos savoirs même accumulés, d’autant que, dans nos métiers de la relation, la réalité est un autre humain qui, ne se laissant pas enfermer dans notre approche théorique, surgit en différence. Sa difficulté peut devenir la nôtre, et la manière dont nous l’appréhendons est aussi celle avec laquelle nous traitons la nôtre. Sa difficulté nous énerve-t-elle ? Cherchons-nous à la comprendre ou l’utilisons-nous pour le rabaisser, pour nous en moquer ? Sa difficulté nous blesse-t-elle à tel point que nous en devenons fâchés, contre lui, contre nous ? Supportons-nous d’être en difficulté sans nous meurtrir ?
Nous nous construisons à partir d’un moment d’histoire, avec un particularisme culturel et un état social toujours mouvants qui font obstacle bien souvent à notre bon vouloir. Une difficulté est une construction où se mêlent des responsabilités plurielles, elle n’est pas le seul apanage de celle ou celui par qui elle apparait. Prendre la difficulté rencontrée comme un défi pour notre intelligence et nos sentiments, comme étant au fondement de nos processus de création, nous est le moins aisé à accepter.
La difficulté est normale, comme je le développe dans l’ouvrage Préserver un lien. La sienne, la nôtre. J’y parle d’apprivoiser une difficulté, qu’elle ne nous fasse plus peur. S’agit-il alors de l’expliquer en pensant qu’ainsi nous saurons la faire disparaitre ? Oui, en partie, si nous ne tombons pas dans des explications relevant d’une seule approche des sciences humaines. D’un côté, il y aurait des responsabilités sociales : un extérieur crée la difficulté, que ce soit les rouages d’une société, de ses institutions, ou d’un autre. Si nous externalisons l’origine de la difficulté, nous nous sentons alors impuissants à la traiter puisqu’elle ne dépend pas de nous. D’un autre côté, il y a les causes intérieures : notre histoire, nos traumas, nos limites intellectuelles, nos angoisses. Et en tant que professionnel, notre manque de compétences, de savoir-faire, de techniques. Une difficulté se construit avec tous ces paramètres, et n’en considérer qu’un seul revient à nous enfermer dans un piège. Nous ne pouvons pas transformer dans notre unicité une société, mais comment agissons-nous dans la singularité de cette situation que nous rencontrons ? Il nous manque peut-être des outils, comment faisons-nous pour les acquérir et avoir ainsi plusieurs pistes à essayer ? Comment ne pas nous enfermer dans notre difficulté, mais la partager avec d’autres pour entendre comment nous décaler ? Tout semble figé, comment trouvons-nous les interstices pour mettre en mouvement cette situation bloquée ?
À qui appartient de travailler la difficulté éprouvée ? La réponse est évidemment à chacun. C’est à nous, c’est à lui, chacun découvrant les conditions pour se mettre en mouvement. En tant que professionnel, il nous revient de construire à la fois des espaces qui autorisent un autre à dépasser sa difficulté, et des espaces où notre difficulté peut être travaillée.
La culpabilité, l’enfermement, l’exportation des responsabilités sont continuellement à éviter.
Travailler les difficultés semble plus porteur que partager des réussites. Pourquoi ? Pour quoi ?
Une réussite s’est construite à travers des difficultés successives que nous avons accepté de traverser. Une réussite ne vient que très rarement immédiatement. Elle exige du tâtonnement, des échecs, des reprises, des interrogations, des essais et des erreurs, elle s’inscrit dans une temporalité. La réussite survient de ce qui a pu vibrer ensemble. Pour que ce moment advienne, il nous a donc fallu travailler, essayer, chercher, ne pas nous décourager, nous défaire des images que nous avons d’un autre en difficulté, ne pas le rabattre à ce qu’il présente aujourd’hui, croire en ses forces malgré ses entraves, ne jamais entrer ni en dévalorisation ni en humiliation.
Ni en mépris. Lui parler, l’entourer de paroles qui repèrent et font sécurité. Être avec d’autres professionnels pour l’accueillir, qu’il puisse prendre place parmi les autres, se poser. Affaire aussi de dispositifs, de règles, de rythmes, de construction d’un groupe, comme la pédagogie institutionnelle a pu les construire.
Partageons évidemment nos réussites, non comme magiques et à mettre à notre actif, mais comme le résultat de processus enclenchés dont nous avons eu la responsabilité. Ce sont les processus qui sont importants, apprendre d’eux nous permet non pas de les dupliquer dans une autre situation, mais d’inventer pour en respecter le mouvement. Une réussite dans une situation ne garantit pas qu’elle sera réussite dans une autre. À chaque fois qu’importe notre intelligence de la situation singulière dans laquelle nous sommes pris. En bref, travailler les difficultés et partager les réussites, relève d’un même mouvement.
Que diriez-vous (écririez-vous) à des enseignants qui sont en grosse difficulté ? Comment peuvent-ils agir ?
Lorsqu’un enseignant est en difficulté, il importe qu’il trouve lui aussi un lieu de sécurité pour travailler ce qui se passe avec cet enfant, avec cette classe, avec cette institution scolaire. L’école est un espace plutôt porté au jugement, à la dévalorisation. Nous ne progressons pas dans un tel milieu, nous nous enfermons pour ne rien laisser paraitre, nous cachons nos obstacles et, ce faisant, restons bloqués et pensons que notre situation est sans issue.
Pouvoir parler de ce qui nous arrive avec une personne en qui nous avons confiance, qui ne va pas nous trahir, qui nous accompagne dans des minis changements, qui par sa présence même nous garantit une sécurité qui nous manque. Être accompagné et pouvoir parler à quelqu’un. Parfois cependant la détresse est si grande, que la reconnaissance de la difficulté n’est même plus possible. Nous clamons alors que « Tout va bien », exigeons que personne ne s’en mêle. Dès lors, c’est souvent notre corps qui va parler et nous arrêter. La situation devient dangereuse, pour nous et pour les autres. Reconnaitre notre difficulté est le premier pas et le principal. Sans nous décourager, en cherchant à protéger et les autres et nous-mêmes. Sans honte.
Quelle place au doute dans les pratiques enseignantes ?
Le doute n’est pas contraire à nos certitudes. Nous avons besoin de croyances sur lesquelles nous appuyer : une éthique de la conviction. Cela ne suffit cependant pas. Nous avons à faire bouger nos croyances, pour résoudre à plusieurs une situation, pour comprendre ce que notre croyance peut-être obscurcissait.
Le doute est le ferment de la pensée. Douter nous met en mouvement pour penser. Sinon nous répétons la même chose. Les situations que nous traversons, marquées par l’histoire, évoluent, ne sont jamais les mêmes, et nous obligent à douter de ce que nous pensions être une vérité. Il en va de même dans une approche scientifique. Ce n’est pas très commode psychiquement de douter, de ne presque jamais être certain d’avoir raison, mais cela nous oblige à être en évolution, et à entrer en dialogue avec un autre qui pense différemment. C’est le versant éthique de nos métiers, que je développe dans mes trois derniers ouvrages.
Qu’est-ce que la psychanalyse vous apporte dans vos accompagnements, votre lecture des situations, vos rebonds, votre posture ?
Je ne peux répondre en quelques phrases. Je me suis construite avec une éthique psychanalytique, j’ai cherché à comprendre comment certaines hypothèses de la psychanalyse aident des métiers, non définis comme thérapeutiques, à retrouver la dignité de leurs actes, contribuant ainsi à permettre à un autre d’apprendre et de grandir malgré les difficultés qu’il traverse.
J’ai, avec d’autres, construit ce que nous avons appelé une démarche clinique pour penser les situations singulières de nos métiers. J’ai cherché à la transmettre dans mes cours, mes ouvrages et sur mon site. Non pas pour faire norme, mais afin que chacun y puise pour tracer son propre chemin. Les hypothèses de la psychanalyse sont battues en brèche aujourd’hui par d’autres théories. Dans l’épistémologie des sciences, c’est pourtant une pluralité de regards qui importe. Certains tenants de la psychanalyse sont tombés, eux aussi, dans le piège de l’hégémonie et de la toute-puissance. Chaque regard encourt ce risque. Il y a pourtant de la communauté entre sociologie clinique, neuropsychologie clinique et psychanalyse, pour ne citer que celles-là. Je travaille à cette communauté plutôt qu’à exclure un de ces versants. Une démarche clinique a encore beaucoup à apporter aux métiers de la relation, autant dans sa dimension affective que cognitive.
Vous donnez une place importante à l’écriture dans l’accompagnement des prof. Pourquoi ? Pour quoi ?
Oui, je la donne. Il ne s’agit pas de n’importe quelle écriture, mais de l’écriture des pratiques, de récits d’expérience, de l’ouverture d’un journal de terrain. Existent plusieurs strates dans l’écriture. Quand nous sommes empêtrés dans une situation de vie, une situation professionnelle, nous pouvons en parler quand nous avons un interlocuteur fiable. Parfois nous ne l’avons pas. Alors nous pouvons écrire, écrire ce qui se passe, nous construire un regard sur la page, déposer ce qui est à l’intérieur. L’écriture nous permet de prendre distance d’avec là où nous sommes englués, elle nous révèle parfois des pensées qui nous surprennent. Au fil des lignes, quelque chose se construit, et souvent nous en sommes déplacés.
C’est une écriture sans contrainte, sans même une contrainte de grammaire et d’orthographe. Si nous souhaitons cependant la transmettre, nous la reprenons pour qu’elle soit rendue lisible pour un lecteur. Elle fait part belle à ce qui est ressenti, au dialogue, aux ambiances, à une temporalité. Michel de Certeau a désigné le récit d’expérience comme relevant de la théorisation des pratiques, transmettant à d’autres la richesse de nos expériences singulières qui s’ouvrent à l’universel.
De tous les temps, l’écriture a été un lieu de pouvoir, il est aux mains aujourd’hui de ceux que nous appelons théoriciens. Les praticiens seraient exclus de ce pouvoir. Leurs savoirs construits sont alors silencieux. J’ai essayé, avec Alain André, de faire place à cette écriture de l’expérience quotidienne.
Comment faire avec les résistants dans son entourage professionnel ? Ces autres qui ne pensent pas comme moi.
Ne pas penser comme moi est la moindre des choses. Nous croyons toujours que tout irait mieux si nous pensions la même chose, nous serions alors dans l’harmonie, avec une absence de disputes, de luttes de pouvoir. Or ce n’est pas ce qui se passe. Quand tout le monde pense la même chose, c’est la plupart du temps que quelqu’un pense à la place des autres, et ces autres, se soumettant à la pensée d’un seul, abandonnent leur capacité de penser par eux-mêmes, leur jugement. Une pluralité de pensées est nécessaire à la vie en communauté, elle est la garantie d’une dynamique où ne l’emporte pas la position d’un seul.
Je n’appellerai donc pas celui qui ne pense pas comme moi résistant. À chacun revient cependant, à lui comme à nous, de se déplacer pour résoudre ensemble ce qui permettra à un autre ou à un groupe de progresser. Cela demande de l’humilité et une écoute du point de vue de l’autre. Et non une lutte de chacun pour soi pour imposer sa vérité. Une question d’éthique qui aurait à être transmise en formation et sur les lieux de travail dans des dispositifs de paroles où nous nous confrontons à un autre en respect de nos positions respectives. Avec le souci et le soin du bien commun. ó
A. André et M. Cifali, Écrire l’expérience. Vers une reconnaissance des pratiques professionnelles, Puf, 1re éd. 2007.
M. Cifali, S’engager pour accompagner. Valeurs des métiers de la formation, Puf, 2018.
M. Cifali, Préserver un lien. Éthique des métiers de la relation, Puf, 2019.
M. Cifali, Tenir parole. Responsabilités des métiers de la transmission, Puf 2020.