Vivre la différenciation en géographie pour apprendre

Un géographe et une pédagogue ont créé et coanimé un module sur le thème des migrations environnementales pour permettre aux étudiants de découvrir les caractéristiques de la différenciation tout en développant des compétences en didactique de la géographie.

En tant qu’enseignante en sciences de l’éducation, il m’est notamment attribué d’enseigner aux étudiants, futurs enseignants, ce qu’est la différenciation pédagogique. Les premières années, j’ai construit un cours relativement théorique qui permettait aux étudiants de découvrir principalement ce qu’on entend par ce terme en pédagogie, quels sont les types de différenciation (intuitive/planifiée, simultanée/successive[1]J. Caron, Apprivoiser les différences : guide sur la différenciation des apprentissages et la gestion des cycles, 2003. …), pourquoi il est important de différencier (en expliquant l’origine de l’hétérogénéité des classes, mais aussi en me référant aux profils pédagogiques[2]A. La Garanderie, Les profils pédagogiques : discerner les aptitudes scolaires, 1980. ), et quels paramètres de la classe peuvent être différenciés (structure, processus, contenu[3]H. Przesmycki, La pédagogie différenciée, 2008. ). Tentant maladroitement de me conformer au principe d’isomorphisme, je diversifiais les activités au sein du module, et organisais par moments des groupes de travail qui découvraient la matière via des outils différents (vidéos, lectures, exemples concrets…). Après deux années, je restais peu convaincue par mon dispositif en termes de sens et de transfert. En effet, même si les étudiants parvenaient à intégrer quelques éléments de différenciation dans leur séquence après ce module et à les identifier en utilisant le jargon adéquat, je passais à côté de l’essentiel.

Différencia’géo

Après discussion, avec mon collègue géographe, nous avons décidé de mettre en place un module que nous avons nommé « Différencia’géo ». Il s’agit d’effectuer des apprentissages liés à la géographie via un dispositif de différenciation en visant les objectifs suivants :

  • lire et analyser des cartes thématiques ;
  • organiser une information structurée sous forme d’un schéma reliant entre eux différents éléments/différentes composantes d’une problématique (causes, conséquences, enjeux) ;
  • expliquer les différents types de migrations (forcée/volontaire ; temporaire/permanente ; domestique/internationale… + immobilité) et du caractère multidimensionnel des migrations ;
  • envisager les migrations en prenant en compte différents aspects en lien avec différents enjeux : vulnérabilité (de qui ?), stratégie d’adaptation, intégration…

Concrètement, nous proposons cinq phases aux étudiants. La première consiste en un jeu de plateau : « La protection de l’ile ». Les étudiants, en duo, doivent se mettre dans la peau de villageois au sein d’un archipel du Pacifique. Cet archipel est composé de trois iles habitées… et sur chaque ile, quatre villages. Les iles doivent être sauvées, protégées d’un typhon imminent. Si le typhon atteint les iles et les endommage, en tout ou en partie, les habitants seront peut-être forcés de partir, de se réfugier ailleurs sur l’archipel, mais peut-être aussi ailleurs dans le monde. Pour sauver leur archipel, les duos de villageois doivent obtenir des protections contre le typhon, en analysant des cartes thématiques issues de l’atlas des migrations environnementales, suivant différentes consignes. En fonction des résultats de leurs analyses, ils obtiennent ou non des cartes de protection.

La seconde étape s’intitule « Le conseil de l’ile ». Après le passage du typhon, l’heure est à la reconstruction et au bilan. Le président de l’archipel a décidé qu’il fallait se tourner vers l’extérieur pour chercher de l’aide. Il va organiser, sur l’archipel, un prochain sommet mondial sur les migrations et l’environnement, auquel il espère, participeront un maximum de décideurs mondiaux. Le président a donc demandé à chaque village de chaque ile de présenter une production sous forme d’une schématisation articulée mettant en lien différents aspects reliant migrations et environnement. Pour élaborer sa production, chaque duo-village dispose des documents qui ont pu être sauvés par les différents villageois de l’ile lors du jeu qui précède.

Pendant le travail des duos, nous observons, écoutons l’évolution des différents groupes.

Optant pour le modèle de différenciation pédagogique appelé « inventivité régulée » par Meirieu[4]Ph. Meirieu dans B. Robbes, La pédagogie différenciée, 2009., nous postulons que chaque étudiant est en mesure de s’investir dans les tâches complexes qui lui sont présentées et que notre mission est de les observer, de les écouter, pour pouvoir les accompagner au mieux au moment le plus judicieux. Ayant, en cours de préparation, anticipé certaines difficultés potentielles de nos activités, ainsi qu’un étayage pour chacune d’elles, nous les proposons aux étudiants lorsqu’ils s’y trouvent confrontés : une question de relance sur l’un ou l’autre point mal compris, un conseil méthodologique sur l’exploitation des cartes, une fiche outil sur l’analyse de carte ou la schématisation, la proposition de quelques mots-clés à insérer dans le schéma ou la consultation de l’atlas, d’internet ou d’un autre duo. Les étudiants peuvent aussi demander ces aides librement.

Ensuite, les différents duos partagent leurs productions. Les villages d’une même ile s’exposent leurs schématisations respectives. Chaque ile a pour mission de concrétiser les critères et indicateurs présents dans la fiche outil à l’aide des éléments présents ou manquants dans les différents schémas produits par ses villageois.

Gaëtan et moi travaillons avec les groupes, en passant de l’un à l’autre, en fonction de leur besoin. Nous veillons à la précision de l’analyse et attirons l’attention des groupes sur quelques éléments oubliés. Cela permet d’organiser les nouveaux acquis tant sur les migrations environnementales que sur la schématisation.

Tous les apprentissages visés ayant été abordés vient le moment de l’autoévaluation. Collectivement, nous identifions avec la classe les objectifs visés par les activités précédentes. Ensuite, nous demandons à chaque étudiant d’évaluer son propre niveau de maitrise des trois premiers apprentissages visés. Il dispose d’un tableau de critères. Puis, il sélectionne et réalise individuellement deux ateliers, chacun d’eux proposant une tâche complexe liée à un des objectifs visés. Nous lui conseillons d’en choisir un pour s’améliorer et un pour se faire plaisir, mais le laissons trancher. Le temps d’apprentissage en géographie s’arrête à la fin des ateliers. Nous voudrions disposer de quelques heures supplémentaires pour structurer plus finement les savoirs appris en les décontextualisant davantage.

Pour terminer, un temps d’analyse des différentes étapes du dispositif a lieu. La confrontation entre celles-ci et certains modèles théoriques sur la différenciation pédagogique regroupés dans une synthèse permettent aux étudiants de décontextualiser les apprentissages liés à celle-ci. La diversification des processus, du contenu et de la structure, dès le début de la séquence, pour rompre avec l’idée que le seul moyen de différencier est de proposer des activités de remédiation/consolidation/dépassement en fin d’apprentissage. Le modèle de l’inventivité régulée, selon Meirieu [5]Ph. Meirieu dans B. Robbes, La pédagogie différenciée, 2009., refusant de diagnostiquer d’emblée les besoins individuels des apprenants pour les engager dans des dispositifs qui leur donnent envie de s’investir même quand cela demande un effort, en concertation avec eux. Les trois conceptions de la différence selon Kahn[6]S. Kahn, Pédagogie différenciée, 2010., pour inciter nos étudiants à se concentrer sur un vrai travail didactique, cherchant en amont les difficultés de la matière à enseigner et l’étayage adéquat pour aider les élèves à les dépasser en partant de leurs représentations.

Penser la difficulté scolaire

Cela fait trois ans que nous mettons ce dispositif en œuvre en l’adaptant un peu chaque année, et nous en retirons à chaque fois de la satisfaction, même s’il est sans aucun doute encore améliorable. En effet, la préparation conjointe et le co-enseignement enrichissent l’accompagnement que nous fournissons aux étudiants, notre maitrise de la discipline de l’autre (pédagogie et géographie), et nos capacités de créativité et de réflexivité. Je crois que pour parvenir à faire face à l’hétérogénéité actuelle des classes, il est nécessaire que l’École change de regard sur la posture du prof ; qu’elle « pense la difficulté scolaire comme une construction qui s’élabore dans l’interaction entre l’enseignement et l’élève [7]S. Kahn, Pédagogie différenciée, 2010.» ; que chaque enseignant se penche sur les « dynamiques différenciatrices[8]S. Kahn, Pédagogie différenciée, 2010.  » qu’il met en place, souvent inconsciemment ; qu’il puisse y réfléchir et y travailler au sein d’un collectif d’enseignants en faisant parfois tomber les murs de la classe.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 J. Caron, Apprivoiser les différences : guide sur la différenciation des apprentissages et la gestion des cycles, 2003.
2 A. La Garanderie, Les profils pédagogiques : discerner les aptitudes scolaires, 1980.
3 H. Przesmycki, La pédagogie différenciée, 2008.
4, 5 Ph. Meirieu dans B. Robbes, La pédagogie différenciée, 2009.
6, 7, 8 S. Kahn, Pédagogie différenciée, 2010.