Al-jabr : alqaraf !

Au IXe siècle, quand le mathématicien arabe Al-Khwarizmi utilise ce terme (al-jabr ou reconstruction) pour caractériser le transfert, dans une égalité, d’un terme d’un membre à l’autre (aujourd’hui les élèves disent qu’ils font passer les x à droite ou à gauche), il n’imagine certainement pas qu’il crée un engin de torture redoutable pour des millions d’élèves de 11 à 18 ans, de nombreux siècles plus tard, dans le monde entier.

Dans le trajet qui mène de l’arithmétique à l’algèbre classique, une première étape consiste à remplacer des nombres par des lettres, ce qui donne lieu au calcul littéral, objet d’enseignement tant actuellement que dans le futur tronc commun, en première et deuxième années du secondaire. Pour se donner une toute petite idée de l’objet de cet apprentissage et comment il se déroule, regardons un énoncé issu d’un document proposé par le site www.enseignons.be et reprenant des questions de CE1D (certificat d’études du 1er degré) de mathématiques sur le calcul littéral de 2007 à 2018.

Question 14 :
EFFECTUE les opérations
et RÉDUIS si possible

(ndlr : les lettres capitales sont dans le texte)

4a-5b+11a =
-5a.(-x+2) =

Pour redonner du sens au calcul littéral et à l’algèbre, ce ne sont les voies qui manquent.

Le site renseigne la chaine YouTube de «Je math le CE1D» (attention, jeu de mots) qui «propose des vidéos permettant aux élèves d’être autonomes». Cliquons sur une vidéo qui s’intitule «Expressions littérales-règles de calcul» et qui explique selon l’auteur, «comment on fait des calculs avec ces expressions littérales».

«La grosse différence avec l’arithmétique, c’est que tu n’as pas de réponse claire, ferme et définitive. Tu t’enlèves ça de la tête tout de suite. C’est pas vraiment du calcul, on dit calcul littéral mais on ne va pas calculer une valeur définitive. On va essayer de réduire une expression pour qu’elle prenne le moins de place possible sur un tableau, sur une feuille, pour qu’elle soit bien ordonnée parce nous les mathématiciens on aime bien quand c’est bien rangé… Par ordre alphabétique, du plus grand au plus petit, avec des exposants du plus grand au plus petit. Donc on réduit, on ordonne, on adore ça.»

Foireux

Que veulent dire les expressions
4a-5b+11a et -5a.(-x+2)?

Il y a des opérations (addition, soustractions, multiplication) et on sait grâce à la vidéo qu’il ne faut pas s’attendre à une réponse claire et ferme. Mais après ces expressions, il y un signe d’égalité, ce qui veut quand même dire qu’on attend quelque chose… C’est quoi a, b ou x? Pourquoi on soustrait des a et des b?

L’élève de 13 à 15 ans qui est face à cette question s’est vu répéter que c’est pourtant simple, qu’il suffit de suivre des règles, de respecter des priorités et d’être attentif à quelques subtilités. Selon la vidéo, la première règle est «qu’on ne peut réduire en additionnant ou en soustrayant des expressions littérales que si la partie littérale est strictement identique, c’est-à-dire la même lettre avec le même exposant… Pourquoi ça marche? Parce que j’ai du a et du a». Comme certains profs le disent : on additionne des machins entre eux, mais pas des pommes et des poires. Mais quand on écrit 4a-11a et si les a sont des pommes, comment est-il alors possible d’en retirer 11 quand on n’en a que 4 au départ?

Du côté des priorités, ce sont d’abord les parenthèses, puis les «fois» et les «diviser» et enfin les «plus» et les «moins». C’est comme le Code de la route, cela s’applique sans discuter.

Parmi les subtilités, il y ce fameux «» qui désigne parfois une soustraction et parfois pas… Comme dans –b qui ne désigne pas la partie négative de b comme il est dit erronément dans la vidéo précitée, comme si b cachait le docteur Jekill et le mister Hyde d’un même nombre. –b est l’opposé de b et peut même être positif si b est négatif.

Souvent en classe, soumis au surdosage, certains élèves ont la tête qui tourne, cela tangue et ça foire. Un avant-gout de la première cuite…

Galère

Revenons à l’énoncé de cette question 14. Et à la consigne : «EFFECTUE et RÉDUIS». Mais, avant de pouvoir répondre, il faut comprendre les expressions. Ce qui suppose d’abord que l’élève comprenne le sens de a, b et x. Ce qui passe par une introduction progressive des lettres dans de vrais problèmes. Dans le cadre des grandeurs, par exemple. En primaire, on calcule des périmètres et des aires de figures semblables et de dimensions variables puis on généralise et on symbolise. Ou dans le cadre de suites de nombres. En première secondaire, on calcule 1+2, puis 1+2+3, puis 1+2+3+4 et ainsi de suite. On évoque le énième nombre, on pronostique le résultat de la somme à n’importe quelle étape et on formule un résultat général.

«EFFECTUE les opérations»… Pour la première expression, je ne peux pas soustraire 4a et 5b, mais il est autorisé (merci la commutativité) de permuter -5b et 11a et de se ramener à l’expression 4a+11a-5b qui est égale à 15a-5b. Pour la seconde expression, on effectue le produit en multipliant chaque terme de la somme dans la parenthèse par le facteur -5a (somme, facteur : en plus du reste, faut se coltiner le vocabulaire spécifique) et on obtient 5ax-10a grâce à la magie du «moins par moins qui fait plus» et à la commutativité qui autorise la permutation de a et 2 dans le produit (parfois signifié par un point ou une croix, parfois par rien).

«RÉDUIS si possible»… Pour la première expression, on est passé de trois termes à deux termes, c’est gagné. Pour la seconde expression, quand on arrive à 5ax-10a, on peut être tenté de factoriser par la mise en évidence (encore du vocabulaire) du facteur commun dans les deux termes de la somme… Dans 5ax et -10a, je vois 5a… Il me reste donc 5a.(x-2). Ah, zut. Après avoir effectué et réduit, j’en reviens presque à l’expression de départ. Quand le youtubeur dit que la réponse n’est jamais ferme et définitive… Mais pas sûr que le correcteur lui appréciera.

La haine

«En lieu et place de la découverte et de l’exploration, il y a des règles et des règlementations. […]

En lieu et place de problèmes pertinents, qui pourraient mener à une synthèse d’idées diverses, à des territoires inexplorés de discussions et de débats, et à un sentiment d’unité thématique et d’harmonie au sein de la mathématique, nous sommes confrontés à des exercices redondants et sans joie, spécifiques à chaque technique étudiée, et tellement déconnectés les uns des autres et de la mathématique en général que ni les étudiants ni le professeur, n’ont la moindre idée de comment et pourquoi une telle chose a pu un jour apparaitre.

En lieu et place d’un contexte naturel de problèmes dans lequel ils pourraient prendre des décisions sur le sens à donner à leurs mots et sur les notions qu’ils souhaitent codifier, les étudiants sont soumis à une suite interminable de définitions arbitraires et à priori. Le programme est obsédé par le jargon et la nomenclature, avec apparemment pour seul motif celui de fournir aux professeurs une base pour évaluer les étudiants.» (Paul Lockhart, La lamentation d’un mathématicien, L’arbre de Diane.)

Le dégout de l’élève vis-à-vis de l’algèbre et l’impéritie calculatoire qui en découle, ne sont-ils pas à la hauteur de l’insistance de son prof à lui faire déglutir des opérations dévertébrées à répétition? Pourquoi tant de calcul algébrique pour tous les élèves? Qu’est-ce qui justifie cette pratique intensive en dehors d’études mathématiques ultérieures comme le calcul des limites de fonctions ou le calcul différentiel et intégral auquel peu d’élèves seront confrontés dans leur futur?

Wallah

Pour redonner du sens au calcul littéral et à l’algèbre, ce ne sont pas les voies qui manquent : les nombres figurés (triangulaires, carrés…) et les suites (finies et infinies); les périmètres, aires et volumes; les équations contextualisées et leur résolution par voie multiple (numérique, graphique, algébrique); l’algèbre par la géométrie ou par les programmes de calcul. Tant de pistes déjà explorées (comme dans la série GEM, De question en question, Didier Hatier) mais délaissées par la grosse majorité des profs actuels et leurs manuels.