Il y a un pépin…

Depuis plusieurs années, au mois de septembre, je vais au marché avec mes élèves de 3e maternelle et nous achetons des fruits. Nous les observons, nous les nommons, nous les dessinons.

Il y en a de toutes les couleurs, de toutes les formes… Il y en a pour tous les gouts aussi, quitte à recracher le morceau qu’on ne souhaite pas avaler. Avec un bandeau sur les yeux, on peut même s’amuser à les reconnaitre et les nommer uniquement à leur texture et à leur gout. Les pépins et noyaux sont conservés et comparés. Et dans le prochain fruit, que découvrira-t-on ?

Plus tard dans l’année, nous retournerons au marché acheter des légumes pour préparer une soupe (sans caillou !). Et rebelote : observer, nommer, gouter, dessiner. Ah, tiens donc, la carotte n’est pas qu’orange, elle a des feuilles vertes que l’on peut également jeter dans la marmite ! Et certains légumes ont des pépins, voire un noyau, d’autres pas. Fruits, légumes ? Tous des plantes, mais un doute est semé. Celui qui ouvre à un nouveau regard, sur ce qui nous entoure. Nommer les objets du monde, ce n’est pas une activité anodine, univoque. En nommant, on cherche à catégoriser, à organiser, à hiérarchiser ce réel foisonnant, à lui donner du sens, à le comprendre.

À l’école normale, le cours de biologie m’avait passionnée et j’y avais moins appris de nouvelles connaissances que la nécessité de les mettre en perspective, de les interroger. Mais du plat à l’assiette, il y avait une marge dont je ne soupçonnais pas l’étendue. J’avais eu beau jeu d’ironiser sur cette institutrice observée en stage qui avait demandé à ses élèves d’apporter une fleur (en pot). À l’un d’eux qui n’avait pas « respecté » la consigne, elle avait expliqué : « Non, ça, c’est une plante ! »

Je n’en menais pas large quand il s’est agi de permettre, à mon tour, à mes élèves d’apprendre. Que mettre en évidence, comment ? Le petit tour au marché et la salade de fruits ont bon dos. Au fur et à mesure des années, la double dimension de mes interventions auprès des élèves s’affine, mais plus j’en sais, plus je m’aperçois de ce qu’il me reste à apprendre pour pouvoir véritablement enseigner.

Des paniers de questions

Mais revenons aux fruits du marché, à leurs pépins et noyaux : assez facilement, nous convenons qu’il s’agit, là, des graines de plantes qui poussent ailleurs que dans l’arrière-boutique du marchand. Dans le jardin de l’école, les poires qui pendent aux branches du poirier confirment nos hypothèses et, photographies dans un livre à l’appui, je n’ai pas de mal à convaincre que la « mouche » de la pomme est un reliquat de la fleur dont est issu tout fruit, lequel à son tour contient la graine qui contient le germe qui… La belle histoire du cycle de la vie que je raconte avec enthousiasme ! La banane est la première qui m’a posé problème : ces minuscules taches noires sont-elles vraiment les graines que je désignais à mes élèves crédules ? Après le fruit sté-rile du bananier, me voilà devenue méfiante : peut-on appeler « pépins » ces petites graines jaunes de la fraise ? Et bonjour les faux fruits… Les cerises ayant disparu des étals, je cherche un autre fruit à petit noyau : et non, la datte ne convient pas ! Les noyaux en botanique ne sont plus ce qu’ils étaient lorsqu’on les recrachait au loin, assis à califourchon, sur les branches du cerisier. Le pépin de l’avocat me reste en travers du cerveau : en avant, la valse des baies et des drupes. Bienvenue à bord les akènes ! Je surfe sur la toile et ce que je découvre me donne le tournis. Un monde insoupçonné s’ouvre à moi et d’enthousiasme, j’en inonde mon entourage. Bon, calmons-nous, retour sur la planète-école : que faire de tout cela en classe ? Exit la banane, la fraise et autres fauteurs de troubles ? La question n’est pas là, la question est de s’en poser, et des bonnes, celles qui donnent envie d’aller plus loin. Mais voici que déboule dans ma classe une collègue de maternelle : « Tu sais comment ça s’appelle ? » me demande-t-elle, perplexe, en me tendant ce qu’une de ses élèves lui a apporté, ce matin-là. J’observe une espèce de triple noisette entourée d’une excroissance tentaculaire, duveteuse et collante. D’après moi, ce doit être le fruit d’un de ces arbres exotiques qui peuplent nos parcs et jardins publics. Je lui suggère d’en profiter pour évoquer, avec ses élèves, le rôle de ces livres qu’on trouve à la bibliothèque de l’école et qui permettent d’identifier les espèces végétales. Lors de la récréation, je l’entends interpeler une collègue de primaire : « Toi, la scientifique, tu sais ce que c’est ceci ? »

Des étals de connaissances

Serait-ce donc cela, la science : coller des étiquettes à la bonne place, ne pas se trouver en défaut d’identification ?
Si elle n’a pas non plus réponse à tout, la scientifique en question sait stimuler chez mes anciens élèves, maintenant en 1re primaire, une curiosité qui ne se tarit pas à l’égard de tous ces fragments de végétaux qu’ils ont recueillis dans le jardin. De retour en classe, elle leur propose de faire germer des graines de haricot et d’observer ce qui se passe en utilisant un dispositif simple : un pot en verre, un papier buvard et de l’eau.

Le dispositif produit un effet : un germe conquérant, puis une racine tout aussi déterminée, dans chaque pot, remplissent les grands de fierté quand ils nous invitent à observer leur entreprise. Quelques jours plus tard, c’est avec un enthousiasme redoublé que deux messagers de 1re nous font part de l’évolution de la situation. Petits pots à l’appui : une tige et deux feuilles vertes dépassent maintenant le bord du pot et ce n’est surement pas fini. Ils nous tiendront au courant des développements ultérieurs, mais je propose qu’à notre tour, nous tentions une expérience.

Qu’est-ce qu’une expérience ? « Si je lâche cet étui à lunettes que je tiens entre mes doigts, que va-t-il se passer ? » « Il va se salir, il va se casser, la maman de Shirley va se fâcher… » Personne ne propose : il va tomber ! Je leur demande s’ils ont déjà observé leurs petits frères ou sœurs qui laissent tomber leur cuillère et regardent ce qui se passe : ils recommencent encore et encore, sans s’en lasser, curieux de vérifier si la prochaine fois encore, elle tombera !

Quelle est l’expérience des 1res primaires : ils ont mis une graine, elle a poussé ! Oui, mais qu’ont-ils mis dans le pot ? Un papier ! À force d’insister, un enfant suggère de l’eau. Nous allons tenter la même expérience avec les grains d’orge que nous avons goutés.

Je sais le chemin semé d’embuches : ce papier buvard qui fait écran à l’eau, ces haricots « magiques » que les élèves ne voient pousser qu’une fois dans leur scolarité (parce que la collègue a déjà fait les graines l’année précédente), ces explications trop vite données, dans un contexte souvent plus thématique que disciplinaire (les œufs sont plus souvent de Pâques que des poules)… Les occasions de malentendus ne manquent pas. Être capable de les identifier me semble une compétence prioritaire pour engager les élèves dans une démarche réellement scientifique. Pour modifier le rapport au savoir de ceux-ci et passer de l’incorporation de « croyances » scolaires à la construction de connaissances, il faut d’abord que l’enseignante que je suis travaille son propre rapport aux savoirs à transmettre.

Dans le cadre de l’enseignement fondamental, cette réalité me semble à la fois incontournable et insurmontable : comment exiger de soi-même et d’autrui d’avoir à la fois une bonne maitrise de toutes les disciplines scolaires et de leurs didactiques ? S’il faut se spécialiser, cela ne peut être au rabais. Or l’école maternelle, si elle n’est plus « gardienne », reste préscolaire. Une formation unique pour tous les enseignants du fondamental les aiderait à mettre en perspective les apprentissages des élèves de 3 à 12 ans. Intégrer cette formation initiale à un cursus universitaire permettrait de plus d’en garantir la qualité. Encore faut-il qu’elle puisse concilier savoirs disciplinaires et compétences didactiques et pédagogiques…