Je ne me suis pas fait seul (bis)

Cela se passe le lendemain de la fête de l’école, en mai, il y a une douzaine d’années à présent. J’étais entré en fonction depuis peu. On me signale que C., une élève de 4e année primaire, a été photographiée pendant la fête, en petite culotte, les fesses dans un lavabo des toilettes. «Cap ou pas cap»?

Les parents qui m’ont averti, l’enfant concernée, sa mère (qui séjourne en maison maternelle, le père est en prison), les enfants qui ont été témoins ou sont intervenus… Comment leur parler, que leur dire? Comment ne pas faire la morale tout en conscientisant? Comment sanctionner?

Lors de la formation à la fonction de chef d’école, il y avait bien un module relationnel à côté de l’administratif et du pédagogique. J’y ai bien entendu commencé à modéliser des situations, à réfléchir de façon systémique. Mais une fois confronté réellement de près à ces phénomènes, pas si évident! Je me sens déboussolé, j’ai peur d’agir en faisant pire…

No Blame

Douze ans plus tard, ma dernière année avant la disponibilité précédant la pension de retraite[1]La DPPR est une mesure irréversible permettant au personnel de l’enseignement nommé à titre définitif (ou assimilé) et des centres PMS de bénéficier d’un aménagement de leur fin de … Continue reading . Une situation de harcèlement vis-à-vis d’un garçon de la classe m’a été rapportée par ses parents.

C’est dans ce cadre, comme directeur et à la demande de l’institutrice, que j’anime chaque semaine la réunion No Blame avec une dizaine d’élèves de 5e année. Ce type de groupe de soutien — proposé entre autres par l’université de Paix — vise à mettre en place une réflexion, puis des actions concrètes individuelles ou de groupe pour améliorer des situations de violences intrascolaires ou de harcèlement. Ces dernières se sont multipliées, sans doute parce que la loi du silence s’est largement effritée[2]https://www.universitedepaix.org/harcelement-1-eleve-sur-6-est-victime/ . Le constat de départ, c’est que sanctionner des auteurs de faits — l’application du R.O.I. de l’école est impérative — les confronter aux victimes n’améliore en rien (ou très peu ou très temporairement) la situation. Le harcèlement est un phénomène de groupe; plusieurs rôles y sont tenus, et sont souvent interchangeables : harceleur(s), victime(s) et spectateurs. Dans le groupe No Blame, on va travailler avec les spectateurs, en cherchant à développer de l’empathie, en travaillant sur les émotions et sentiments qu’ils ressentent et en développant leur volonté de résoudre le problème. La recherche de solutions est au centre du processus.

Les parents concernés, enseignantes, accueillants extrascolaires, tous les enfants de la classe savent que le groupe No Blame existe. Ce n’est pas un groupe secret, bien que ce qui s’y dit ne sort pas du groupe et se travaille seulement à l’intérieur du groupe.

Le groupe a été constitué par l’institutrice de la classe et il est ouvert aux enfants témoins de ces situations. On peut le quitter ou demander à s’y ajouter.

L’objet? Une réunion par semaine pour repérer des enfants en souffrance dans la classe, et, ensemble, se donner chacun une mission destinée à améliorer la situation. Ainsi, C. propose : «Comme il est toujours le dernier choisi, à la gym et dans les équipes de foot, je vais le prendre dans mon équipe»; J. et F. vont «regarder quand il est dans un coin seul, et aller le trouver et parler avec lui».

La semaine suivante, chaque enfant évalue l’effet de la mission qu’il s’était choisie. Il en change, la modifie ou la prolonge. Pas de jugement; si ça n’a pas fonctionné, on peut faire appel à l’équipe et adapter. J’impose le fait d’être acteur d’une manière ou d’une autre. Il n’y a pas d’enfant qui se trouve dans le groupe sans tenir un rôle actif par rapport à la situation.

Paroles d’enfants

J. : Je n’ai pas remarqué qu’il était en mauvais état cette semaine. Je garde la même mission.

L. : Je n’ai pas vu qu’il avait besoin de soutien. Je changerai de mission la semaine prochaine si je vois encore la même chose. Ma mission est difficile parce que j’ai l’impression que N. ne parle pas facilement.

A. : J’ai réussi ma mission, par exemple au foot et aussi au pingpong, je l’ai pris dans mon équipe. Je garde cette mission.

S. : Je ne l’ai pas vu triste ou dans un coin… J’aimerais changer de mission.

L. et S. font ensemble la mission de vérifier au moins deux fois par jour (en classe et à la récré) si tout se passe bien et sinon, aller près de lui.

Lors de la troisième séance, des enfants font part de situations concernant d’autres enfants, et qui les inquiètent. De l’omerta — «Je ne suis pas une balance!» —, on glisse petit à petit vers une parole qui ose dire ce dont ils sont témoins et ce qu’ils ressentent : C. propose de faire attention à Z. Il voit que d’autres enfants lui font des remarques négatives, il s’est confié à C. Au foot, quand il rate un but on lui dit «T’es nul…»

Je suis à chaque fois étonné par les forces qui se dégagent, la capacité d’observation et d’empathie, la maturité de ces enfants. Dont certains sont parfois qualifiés de gamins jouettes! Ils sortent de la torpeur de témoins sidérés et agissent, constatent que ce travail collectif porte des fruits.

Il en aura fallu des journées de sensibilisation et formation, des conflits entre parents et école, des départs de l’école, des réunions de l’Association des parents tout au long de ces années! Et surtout de soutien personnel face au sentiment d’impuissance, de découragement, de colère… Je n’ai pu tenir debout que grâce au groupe des collègues directrices[3]É. Damien, «Voir ce que nous ne voulons pas voir», TRACeS de ChanGements n° 244, février 2020. , au travail en équipe éducative et à du soutien personnel extérieur à l’école. Combien, n’ayant pas ces lieux de parole et de travail sur les situations de crise, ont craqué en burnout ou jeté le tablier?

Passer du sentiment de culpabilité et d’impuissance, bien appuyé par certains acteurs, à une action collective.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 La DPPR est une mesure irréversible permettant au personnel de l’enseignement nommé à titre définitif (ou assimilé) et des centres PMS de bénéficier d’un aménagement de leur fin de carrière avant la mise à la retraite.
2 https://www.universitedepaix.org/harcelement-1-eleve-sur-6-est-victime/
3 É. Damien, «Voir ce que nous ne voulons pas voir», TRACeS de ChanGements n° 244, février 2020.