« À Eugène MOMMEN, avec qui j’aurais aimé discuter de ces idées. Sa chaleureuse amitié et son regard critique me manquent depuis trop longtemps. »
Je voudrais défendre ici l’hypothèse que, depuis trois à cinq décennies, les sociétés d’Europe et d’Amérique du Nord sont en train de vivre, et de diffuser dans le monde, un changement culturel radical : elles passeraient rapidement de la prééminence d’un modèle culturel de type technique (celui de la modernité progressiste, qui a donné son sens aux sociétés industrielles, capitalistes et socialistes), à celle d’un modèle culturel de type identitaire (celui de la modernité subjectiviste, qui donne son sens aux sociétés postindustrielles, mercantilistes et néolibérales). Il s’agirait donc d’une mutation très profonde, touchant les racines de nos représentations du monde (naturel, surnaturel, social et individuel), de nos valeurs, intérêts, normes et même de nos affects.
Pour que les conduites d’un acteur soient légitimes, il faut qu’elles aient un sens et, pour cela, il faut qu’il puisse les justifier en invoquant les exigences d’une « source de sens crédible ». Cette source peut être externe ou interne à sa conscience. Il dispose de trois sources externes : une source surnaturelle, une source sociale et une source naturelle. Mais il dispose aussi d’une source interne : sa propre conscience, qui lui permet d’être sujet de lui-même1. En attribuant ainsi sa conduite à une ou plusieurs sources de sens, l’acteur la pare d’une légitimité : ce qu’il fait, dit, pense ou ressent est considéré comme bon, beau, vrai et juste, donc il mène une « vie bonne », puisqu’elle est conforme aux attentes de(s) dieu(x), de la société et/ou de la nature, et/ou qu’il agit « en son âme et conscience ». D’une manière générale, un modèle culturel peut être défini comme un ensemble structuré de principes éthiques, qui propose aux individus, membres d’une collectivité, le sens (l’orientation et la signification) de leurs conduites. Précisons encore que, puisque le(s) dieu(x), la nature, la société ne « disent » jamais à l’acteur ce qu’ils attendent de lui, leur « volonté » ne peut qu’être traduite par des « exégètes » (l’Église, l’État, le Parti, l’École, l’Entreprise, la Communauté…) qui sont considérés comme leurs interprètes légitimes et qui s’arrogent le droit de parler en leur nom.
Ce modèle s’est mis en place à partir de la Renaissance, au départ du pays qui a réalisé la première révolution industrielle, l’Angleterre. Ensuite, il s’est répandu en Europe, où il s’est imposé vers la fin de XVIIIe, aux Pays-Bas, puis en France, ainsi qu’aux États-Unis. Dans le courant du XIXe, il s’est répandu dans toute l’Europe, et dès le début du XXe, il fut diffusé dans le monde entier. Avec la Révolution de 1917, une autre voie de l’industrialisation fut ouverte en Russie, qui se diffusa avec la Seconde Guerre mondiale, dans tous les pays de l’Est européens.
« Ce n’est plus l’Égalité réelle qui importe, mais l’Équité. »
Les sociétés industrielles valorisent, avant tout, le bienêtre matériel de leurs membres. Des quatre sources de sens dont j’ai parlé ci-dessus, celle qui inspire le plus ces collectivités, c’est leur rapport à la nature dont elles veulent tirer les biens nécessaires à l’amélioration de leurs conditions de vie. Ce qu’elles valorisent donc avant tout, c’est la maitrise prométhéenne de leur environnement naturel : il s’agit de le connaitre (par la science), de mettre au point des outils pour le maitriser (par la technique) et de le transformer pour en extraire tous les biens utiles (par le travail). Bref, ces sociétés croient au Progrès.
Se sentant ainsi destinées à maitriser la nature, ces collectivités se sentent aussi capables de maitriser leur vie politique, sans besoin de recourir à Dieu ni à aucun de ses représentants (les papes, les rois et l’aristocratie). Elles se croient capables de gérer l’ordre politique par la Raison, tant dans sa dimension rationnelle (par la Science) que dans sa dimension raisonnable (par la Démocratie).
Conséquence de ce qui précède, tous les humains sont considérés comme égaux en droit et destinés à le devenir en fait. Vouloir être traité comme les autres est légitime, vouloir jouir d’un privilège ne l’est pas. Cette Égalité doit résulter de la solidarité collective et être financée par l’impôt ou par le fruit du travail. L’État détient le droit d’exercer la violence pour faire respecter ce contrat social. Il garantit ainsi, la « liberté civile », la sécurité des personnes et de leurs biens. Dans ce monde à visée égalitaire, il y a pourtant des inégalités légitimes : celles qui résultent des contributions différentes des individus et des groupes à l’Utilité commune.
On comprend ainsi la valorisation du travail, de l’effort, du mérite, de l’instruction, de la volonté de mobilité sociale, de la capacité de maitriser les passions, de différer le plaisir. Dès lors, le Devoir accompli par l’individu au service du collectif dans l’exercice de ses multiples rôles sociaux est un des principes de sens de ce modèle.
Enfin, ce monde s’organise sur l’espace territorial de la Nation souveraine, et chacun est invité à se sacrifier – et au besoin, à mourir – pour défendre sa Patrie. Et l’ordre externe est un ordre international.
Tels sont les principes ultimes de sens qui ont régné sur les sociétés industrielles. Ils ne forment pas — il faut y insister — l’idéologie de la classe dominante, mais constituent bien le modèle culturel commun à la grande majorité des acteurs, à l’exception de quelques mouvements marginaux de résistance à la modernité (religieux, artistiques, politiques, philosophiques). Les idéologies, dérivant de ce modèle, ne sont que les interprétations différentes et opposées des cinq principes énoncés ci-dessus.
Les profondes mutations2 (technologique, économique, politique, sociale, et internationale) qu’ont connues nos sociétés ont entrainé à la fois un affaiblissement de la crédibilité des principes de sens du modèle culturel progressiste et leur remplacement par de nouveaux principes de sens, ceux du modèle culturel subjectiviste.
Le Progrès est soumis aux exigences de la Qualité de la vie. Hier, tout ce qui pouvait être considéré comme un progrès était reçu comme évidemment bon. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et ce pour deux raisons, l’une écologique, l’autre éthique. Il se peut en effet que des innovations technologiques mettent en danger certains biens naturels ou perturbent des équilibres que l’on estime devoir préserver. De même, les découvertes techniques posent des problèmes éthiques complexes (les manipulations du génome humain par exemple). Il ne s’agit pas de renoncer au progrès, mais de le critiquer, d’en faire voir les limites, de lui faire rendre des comptes, de le mettre au service de quelque chose de plus important, donc de plus ultime que lui. Quel nom faut-il donner à ce nouveau principe de sens ? Il semble que cette critique du progrès renvoie à l’idée de qualité de la vie. Les gens veulent un autre rapport à la nature : de préservation, de protection, d’intégration. Ils veulent encore consommer tout ce que les avancées technologiques d’aujourd’hui peuvent leur offrir, mais ils veulent aussi se protéger contre la manipulation de leurs besoins, consommer des produits durables, sains, surs, éthiques et esthétiques, qui ne mettent en péril ni leur santé ni l’environnement, pour eux-mêmes et pour les générations futures.
La Raison est moins idéologique et plus experte. Hier, la volonté d’une majorité de citoyens était censée être bonne pour l’intérêt général. Cela ne suffit plus aujourd’hui : la démocratie représentative est accusée de trahir l’intérêt général parce que les partis majoritaires s’occupent des intérêts particuliers de leurs électeurs. On veut donc une démocratie plus transparente, respectueuse de la morale, moins idéologique, plus attentive aux conseils des experts, plus pragmatique, plus responsable, plus décentralisée et plus participative.
L’Égalité est remplacée par l’Équité et l’Identité. Hier, les groupes de pression ou les mouvements sociaux défendaient leurs intérêts en revendiquant des avantages égaux : à utilité égale, même traitement (à travail égal, salaire égal). Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ce n’est plus l’Égalité réelle qui importe, mais l’Équité, c’est-à-dire l’égalité des chances, le mérite et le civisme. En outre, les acteurs veulent maintenant disposer d’un traitement adapté à leur singularité identitaire. Hier, ils concevaient leur intérêt en termes de redistribution (d’Égalité), ils le conçoivent maintenant en termes de reconnaissance (d’Identité).
Le Devoir est remplacé par le Droit. Hier, la société disciplinaire imposait à chacun de faire son devoir et l’individu était prié de se soumettre au contrôle social. Aujourd’hui, il veut qu’on respecte son droit de jouir des ressources nécessaires à son épanouissement personnel (éducation, santé, information, sécurité, pouvoir d’achat) ; droit de choisir sa vie, de se sentir bien dans son corps, son cœur et son esprit (de ne plus souffrir) ; droit de n’obéir qu’à sa conscience (en respectant le droit des autres d’en faire autant : tolérance).
La Nation est remplacée par le local et le global. Enfin, avec la construction des grands ensembles économiques et politiques, avec la diffusion mondiale des produits culturels, on voit s’atténuer peu à peu la croyance en la Nation, en la Patrie. La Nation a maintenant des comptes à rendre à plus grand et à plus petit qu’elle. Les identités territoriales ne s’effacent pas, mais elles se déplacent, au-delà et en deçà de la Nation : au-delà, les gens se sentent « citoyens du monde » et en deçà, ils revalorisent leur « terroir », leur culture locale. Ainsi, le global et le local s’articulent en réseaux entre lesquels circulent des flux.