Pour qui roule l’APC ?

Depuis la fin des années 80, les textes de l’OCDE, de la Banque Mondiale, de la Table ronde européenne des Industriels, de la Commission européenne, regorgent littéralement d’appels à recentrer les apprentissages sur les compétences. Parce que, écrit l’Observateur de l’OCDE, « les employeurs ont reconnu en elles des facteurs clés de dynamisme et de flexibilité. Une force de travail dotée de ces compétences est à même de s’adapter continuellement à la demande et à des moyens de production en constante évolution » . [1]Pont, B. & Werquin, P. (2001). Nouvelles compétences: vraiment ? L’observateur de l’OCDE.

Il n’y a d’ailleurs pas que les milieux économiques et patronaux pour tenir ce discours. En Flandre, un rapport commandité par le Vlaamse Onderwijsraad (VLOR), explique que « la popularité croissante de la doctrine des compétences dans l’éducation doit surtout être attribuée à sa promesse de rapprocher l’un de l’autre l’enseignement et le marché du travail et de mieux préparer les élèves à fonctionner de façon flexible et adaptable dans leur future vie professionnelle ».[2]Mulder, M., Gulikers, J. & Biemans, H., 2008. Competentiegericht onderwijs: uitgangspunten, kansen en valkuilen. Dans Competentie-ontwikkelend Onderwijs.

Qu’est-ce donc qui alimente ces discours ? L’environnement de crises récurrentes où se trouve plongé le capitalisme mondial depuis plus de vingt ans engendre une exacerbation de la compétition économique et une « obsession de l’innovation ». L’imprévisibilité croissante des marchés en général et du marché du travail en particulier interdit de prédire quels seront les secteurs les plus « porteurs » d’ici quelques années, quels biens et quels services vont rapidement disparaitre et quels nouveaux produits occuperont de façon éphémère ou durable les créneaux les plus rentables. Il est dès lors impossible de savoir à quoi ressembleront les rapports techniques de production dans dix ou dans vingt ans. Impossible aussi donc d’anticiper la nature et le volume des qualifications dont l’économie aura besoin dans les délais de douze à quinze ans que nécessite le pilotage des systèmes éducatifs.

Organisation du travail

Sur cette instabilité de l’environnement économique et technologique vient se greffer une redéfinition de l’organisation du travail. Les technologies de l’information et de la communication rendent souvent obsolètes les anciennes formes de division du travail. Par exemple, dans les domaines liés à l’administration, la présence sur chaque bureau d’un PC équipé d’un traitement de texte, d’un tableur, d’une base de données, d’un logiciel de courrier électronique rend superflues les anciennes fonctions qualifiées de dactylographe, d’encodeur, de sténographe, de téléphoniste, d’opérateur de télécopies, de graphiste… Aujourd’hui, il est plus rentable que chaque employé puisse effectuer lui-même toutes ces différentes tâches que de les distribuer entre plusieurs personnes, qui étaient sans doute plus qualifiées dans leur spécialisation, mais dont on ne peut pas aussi facilement assurer la productivité 24 h sur 24 h et dont la coopération nécessite une fonction de coordination, donc un poste de cadre intermédiaire supplémentaire.

Dès lors, écrit encore le Vlaamse Onderwijsraad : « Dans le monde du travail et sur le marché du travail (…) on ne cherche plus des travailleurs qui “savent” et “peuvent” beaucoup, mais des travailleurs qui sont et qui restent compétents — c. à. d capables et adaptables — afin de pouvoir aborder l’innovation et des processus complexes »[3]VLOR, 2008b. Competentie-ontwikkelend Onderwijs, Garant. .

La deuxième grande évolution du marché du travail concerne les niveaux de formation et de qualification.

Le vocable « économie de la connaissance » fait souvent penser à une sorte d’élévation généralisée des niveaux d’instruction requis par le marché du travail. Mais cette vision est largement trompeuse. En réalité, on semble évoluer plutôt vers une « polarisation » du marché du travail. « La plupart des études internationales indiquent que les plus fortes créations d’emplois doivent être attendues, d’une part, dans les postes de management et les emplois professionnels et techniques de très haut niveau, mais, d’autre part, également dans les emplois du secteur des services exigeant une qualification moyenne ou faible » [4]Sels, L. et al., 2006. Inzetten op competentieontwikkeling. Discussietekst gericht op de ontwikkeling van een Competentieagenda.. Maarten Goos a calculé qu’entre 1975 et 1999 le Royaume-Uni avait connu une croissance des « petits boulots » (lousy jobs) « essentiellement dans les emplois faiblement rémunérés du secteur des services ». Cette croissance, dit Goos, est certes moins forte que celle des emplois à très haut niveau de qualification (lovely jobs), mais entre les deux on assiste au déclin du nombre d’emplois intermédiaires (middling jobs) : travailleurs qualifiés dans les bureaux et l’industrie[5]Goos, M., 2003. Lousy and Lovely Jobs the Rising Polarization of Work in Britain, London: Centre for Economic Performance, London School of Economics and Political Science. . C’est à Goos et à son collègue Alan Manning que l’on doit une jolie caractérisation du marché du travail qui, disent-ils, se divise en « MacJobs and McJobs » (par référence, respectivement, à l’ordinateur fétiche de la marque Apple et aux fast-food McDonald’s).

Emploi

Dans la plupart des autres pays industrialisés, la polarisation du marché du travail date plutôt des années 90. David Autor et ses collègues montrent par exemple qu’aux États-Unis, « pour les années 1980, les statistiques indiquent encore un déclin de l’emploi à faible niveau d’instruction et une croissance quasi linéaire dans toutes les autres catégories. Par contraste, l’évolution de l’emploi dans les années 1990 est polarisée, avec la plus forte croissance dans les emplois très hautement qualifiés, la plus faible croissance dans les emplois à qualification intermédiaire et une croissance modeste dans les emplois faiblement qualifiés »[6]Autor, D.H. & National, B.O.E.R., 2006. The Polarization of the U.S. Labor Market, Cambridge, Mass: National Bureau of Economic Research . Même tableau en France où, durant la deuxième moitié des années 90, le volume des emplois non qualifiés est passé de 4,4 à 5,1[7]Chardon, O., 2001. Les transformations de l’emploi non qualifié depuis vingt ans. INSEE-Première, (n° 796). millions . Enfin, aux États-Unis, les projections du département fédéral de l’Emploi prévoient que, parmi les postes de travail qui connaitront la plus forte demande d’ici 2016, la moitié seront du type « short term on-the-job training » (formation de courte durée sur le tas) [Shniper et Dohm 2007].

Les pays capitalistes avancés, aux prises avec des contraintes budgétaires de plus en plus sévères, se voient donc sommés d’adapter leur enseignement à une double évolution des marchés du travail : flexibilité et polarisation des qualifications. Dans ce contexte, il est jugé irréaliste de poursuivre sur la voie initiée dans les années 50 à 80, celle de la démocratisation d’un enseignement général qui avait été initialement conçu pour les enfants des classes dirigeantes. L’OCDE brise ces illusions et tire la sonnette d’alarme : « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin » . Selon les règles de la logique formelle, cette dernière proposition est équivalente à : « les programmes scolaires doivent être conçus de sorte que certains au moins n’aillent pas trop loin »[8]Ocde, 2001. Quel avenir pour nos écoles?, Paris: OECD Publishing

Et Claude Thélot ne disait finalement rien d’autre lorsque, dans son grand rapport sur l’école française commandité par Jacques Chirac, il écrivait que « la notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’École doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois » [9]Thélot, C., 2004. Pour la réussite de tous les élèves. Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École., Paris: la Documentation française..

Adaptabilité

Le recentrage sur les compétences répond fort bien à la demande d’adaptabilité et de mobilité des travailleurs. Dans une approche par compétences, l’élève apprend davantage à « se débrouiller » face à une situation nouvelle qu’à acquérir une véritable maitrise théorique des savoirs. Il arrive qu’un peintre, un plafonneur, un menuisier… doivent monter ou démonter une prise de courant. Pourtant, un entrepreneur n’a cure de savoir que son ouvrier sait interpréter le « voltage » comme une « variation de l’énergie potentielle dans un champ de forces », encore moins qu’il comprenne chacune des notions complexes utilisées dans cette définition ; en revanche, il attend de lui qu’il sache manipuler un nouveau modèle de voltmètre en lisant son mode d’emploi ou, mieux encore, sans avoir à le lire. L’employeur n’a pas besoin de travailleurs qui comprennent le monde naturel ou social ; il a besoin d’efficacité immédiate, dans des situations variées, mais dans un champ limité de « familles de tâches ». L’approche par compétences assure fort bien cette capacité d’adaptation face aux mutations technologiques ou aux nombreux changements de postes et d’emplois en cours de carrière. Pour Andries de Grip, de l’université de Maastricht, « la plus forte croissance d’emplois se situe dans le secteur des services. On y trouve de nombreuses fonctions où il s’agit moins de mobiliser des connaissances professionnelles précises, mais plutôt des compétences génériques comme la capacité d’analyse ou de communication »[10]Cité par Mulder et all. 2008, op. cit. . On ne peut évidemment s’empêcher d’être frappé par la similitude entre ces attentes économiques et « l’idolâtrie de la flexibilité » que Marcel Crahay stigmatise dans l’approche par compétences [11]Crahay, M., 2006. Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation. Revue française de pédagogie, (154), 97-110..

Quant aux « inconvénients » de l’APC, ils ne devraient finalement pas trop déplaire aux décideurs de l’économie. Les enfants des familles populaires devront faire leur deuil d’une culture générale que seule l’école pouvait leur apporter ? Les écarts sociaux à l’école iront en croissant ? Qu’à cela ne tienne puisque le marché du travail n’a que faire d’une démocratisation de l’enseignement.

Qu’on ne me comprenne pas mal. Je n’affirme évidemment pas que les
chercheurs qui ont développé et promu l’APC partageraient en la matière le cynisme que nous avons vu dans les déclarations de l’OCDE et de Claude Thélot. Je pense en revanche qu’il y a peut-être eu, dans leur chef, un manque de prudence quant aux « dommages collatéraux »… Je ne sais s’il faut suivre Marcel Crahay jusqu’au bout, lorsqu’il écrit : « la logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entreprise ». En revanche, je ne peux que partager son jugement lorsqu’il poursuit : « Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste. Il est urgent que l’école se dégage de l’emprise de l’économisme qui s’insinue dans tous ses rouages, intellectuels et organisationnels » [12]Ibid..

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Pont, B. & Werquin, P. (2001). Nouvelles compétences: vraiment ? L’observateur de l’OCDE.
2 Mulder, M., Gulikers, J. & Biemans, H., 2008. Competentiegericht onderwijs: uitgangspunten, kansen en valkuilen. Dans Competentie-ontwikkelend Onderwijs.
3 VLOR, 2008b. Competentie-ontwikkelend Onderwijs, Garant.
4 Sels, L. et al., 2006. Inzetten op competentieontwikkeling. Discussietekst gericht op de ontwikkeling van een Competentieagenda.
5 Goos, M., 2003. Lousy and Lovely Jobs the Rising Polarization of Work in Britain, London: Centre for Economic Performance, London School of Economics and Political Science.
6 Autor, D.H. & National, B.O.E.R., 2006. The Polarization of the U.S. Labor Market, Cambridge, Mass: National Bureau of Economic Research
7 Chardon, O., 2001. Les transformations de l’emploi non qualifié depuis vingt ans. INSEE-Première, (n° 796).
8 Ocde, 2001. Quel avenir pour nos écoles?, Paris: OECD Publishing
9 Thélot, C., 2004. Pour la réussite de tous les élèves. Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École., Paris: la Documentation française.
10 Cité par Mulder et all. 2008, op. cit.
11 Crahay, M., 2006. Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation. Revue française de pédagogie, (154), 97-110.
12 Ibid.