Logopède dans un service de santé mentale depuis plus de vingt ans, je travaille au sein d’une équipe pluridisciplinaire. Je ne suis pas spécialiste de l’approche neuroscientifique, je propose ici une réflexion personnelle de la question.
La fonction de logopède est d’emblée au carrefour des disciplines paramédicale, pédagogique et thérapeutique. À fortiori, dans le service de santé mentale où je travaille, l’approche psychodynamique[1]La méthode psychodynamique se concentre sur la manière dont la personne construit sa réalité et sur les expériences qui l’ont menée à voir le monde de cette façon. de l’enfant est un des piliers de nos interventions, et mon regard de logopède en est imprégné.
Mes collègues logopèdes et moi cherchons cependant à rester les plus ouverts possible à ce que peuvent nous enseigner d’autres approches, comme les neurosciences, dont l’éclairage sur les troubles d’apprentissage est incontournable.
Nous sommes conscientes que le champ est immense et qu’il nous est difficile de bien le connaitre. À travers nos lectures de Stanislas Dehaene, Olivier Houdé, Michel Habib, Céline Alvarez, Catherine Gueguen ou encore Antoine de la Garanderie, génial précurseur intuitif, nous avons vu en partie confirmées (et parfois infirmées) les intuitions et expériences des logopèdes, à savoir :
– l’importance d’une méthode de lecture basée sur l’apprentissage explicite du code ;
– l’importance d’apprendre de manière explicite les stratégies pour apprendre ;
– la dimension essentielle de l’erreur comme point d’appui à analyser et comprendre plutôt que comme un jugement ;
– l’importance de la motivation endogène qui s’appuie sur le sentiment de liberté, la sécurité et la foi en ses compétences ;
– l’importance primordiale des fonctions exécutives (inhibition, flexibilité, planification, attention, mémoire de travail) au cœur de l’apprentissage, ainsi que l’effet toujours dévastateur du stress sur ces fonctions.
Pour ma part, les récentes découvertes de Michel Habib montrant l’impact de la musique sur les apprentissages ont permis à mes compétences musicales de se déployer dans le cadre des consultations logopédiques individuelles, et dans des ateliers de prévention musicologopédiques, que j’ai la joie de pouvoir animer dans des classes depuis plus d’un an[2]Lire à ce sujet le dossier d’Ortho Magazine, La portée de la musique en orthophonie, juillet-aout 2017..
En revanche, je me permets de faire part d’un point de vue plus critique sur l’impact du courant neuroscientifique actuel, de plus en plus imposant.
Par exemple, la dyscalculie a longtemps été abordée par le biais de la rééducation logicomathématique qui mettait l’accent sur l’importance de la logique et du raisonnement dans les troubles du calcul (prenant appui notamment sur l’approche constructiviste de Jean Piaget). Beaucoup de logopèdes se sont formés à cette approche. Cependant les recherches actuelles mettent plutôt l’accent sur des causes neurologiques, notamment sur une anomalie de la zone cérébrale responsable de la perception des nombres et des chiffres.
Ces études sur la cognition numérique font progresser la connaissance en matière de dyscalculie, mais nos propres expériences de rééducation de la pensée logicomathématique, étayées par des années de formation continue, passent du coup pour obsolètes et dénuées de fondement. Le lien entre la dyscalculie et l’éclairage logicomathématique a été récemment considéré sur un réseau social comme un psychomythe par certains auteurs, et comme une pratique d’un autre âge… De quoi donner à certains logopèdes un sentiment d’incompétence et d’illégitimité.
Cette petite remarque dénigrant une pratique courante chez les logopèdes rééducateurs en mathématiques n’est peut-être pas dénuée de fondement, mais sa radicalité nous donne à penser que le courant neuroscientifique pourrait bien avoir pour effet d’envoyer sur les roses tout ce qui ne correspond pas à son paradigme, fait d’évidences, de preuves et d’images à l’appui. Pourtant les neurosciences sont parfois bien éloignées de la réalité de terrain. Et si certaines de nos pratiques sont à repenser à la lumière des découvertes sur le cerveau, le risque n’est-il pas de balayer tout ce dont l’efficacité ne peut être objectivée par des protocoles formalistes ?
Notre fonction de logopède nous pousse bien sûr à une perpétuelle remise en question de nos acquis ; les hypothèses d’il y a dix ans sont balayées aujourd’hui par d’autres hypothèses, plus objectives semble-t-il. Mais qu’en sera-t-il dans dix ans de ce qui semble évident aujourd’hui ? Et comment peut-on enrichir nos pratiques sans dénigrer ce qui en fait la richesse, c’est-à-dire l’ouverture à différents paradigmes, parfois contradictoires ?
Que faire des autres champs qui s’ouvrent en marge de notre pratique, et desquels émergent d’autres pistes de compréhension et d’approche pour les enfants en difficultés ? Les réflexes archaïques, la kinésiologie, le Bavk (balance audition-vision exercise) ? Et bien sûr la gestion mentale… Et que faire de toute la dimension psychodynamique des troubles du langage parfois bien malmenée par l’approche neuroscientifique ?
D’un point de vue plus général, la dimension objective et scientifique au cœur de la recherche en neurosciences ne vient-elle pas appuyer une certaine tendance à découper l’enfant en symptômes repérables, objectivables, plus ou moins rééducables ?
Face à cette manière de faire, notre souhait est d’objectiver les difficultés de l’enfant en posant un diagnostic aussi précis que possible, et en même temps, de ne pas y croire tout à fait. De créer avec l’enfant un espace où il peut se décoller de toutes ces étiquettes qui lui sont collées, des diagnostics, des pronostics, ainsi que des projections parentales qui parfois le paralysent.
Je pense à R., dyscalculique, en qui la mère revit ses propres difficultés en calcul et le harcèlement dont elle a été victime enfant ; elle ne peut imaginer qu’il en soit autrement pour sa fille, et ne peut en aucun cas lui donner l’accès à un avenir différent du sien. Dyscalculiques de mère en fille…
Je pense à G., placé en institution, refusant de lire, en grosse souffrance affective, et ayant décidé que le fait d’être dyslexique le dispensait de devoir et de pouvoir lire. Sa mère, le laissant en institution, lui a dit qu’il était dyslexique. Ce diagnostic, juste ou pas, est une des rares choses qui relie G. à sa mère, et il n’a aucune intention de laisser quiconque entrer sur ce terrain.
Je pense aussi à H., en grande difficulté d’apprentissage, un peu dyslexique, un peu dyscalculique, un peu tda, comme finalement beaucoup d’enfants que je rencontre dans ma pratique en service de santé mentale, auquel aucune case ne correspond vraiment, mais pour qui le diagnostic de dys a eu comme effet de calmer les parents, qui ont arrêté de traiter leur enfant d’idiot manquant de volonté, et ont accepté de le réorienter dans un enseignement plus respectueux de son rythme.
Pour ces trois enfants, la question du diagnostic vient résonner en eux et en leurs parents, d’une façon tout à fait subjective et particulière.
Dans certains cas, un diagnostic a pour effet de remettre en mouvement et permet de mieux comprendre les chemins singuliers empruntés par l’enfant ; parfois, ce n’est que face à un diagnostic que les parents peuvent accepter, douloureusement et à leur rythme, les limites ou les particularités de leur enfant. Mais dans d’autres cas, il immobilise dans une identification figée. Il arrive aussi aux professionnels accompagnant l’enfant de l’enfermer dans un diagnostic qui ne prédit pas forcément son avenir. C’est une gageüre pour nous tous de ne pas réduire l’enfant à ses troubles.
Mettre de l’air dans tout ce qui semble bétonné, jouer à faire mentir les diagnostics, chercher la technique la plus adaptée, et la lâcher si l’enfant ne peut ou ne veut y avoir accès, rester créatif jour après jour, accompagner l’enfant dans ses chemins de traverse, tout cela nécessite d’aller glaner dans tous les champs où nous déambulons, et de refuser de les cloisonner. Notre art se déploie dans le refus des dogmes.
Notes de bas de page