Nous osions écrire, il y a près trente ans, que l’interculturel n’existait peut-être pas ! Dans la mesure où chaque sujet est porteur de traits complexes et pluriels, toute situation d’échange humain est nécessairement interculturelle.
Alors, interculturel : stop ou encore ?
Historiquement, l’interculturel est un concept élaboré par les institutions européennes précisément pour souligner la complexité, voire la complexification, des identités des jeunes descendants des immigrations du travail, enfants et jeunes nés des regroupements familiaux et pour l’essentiel scolarisés en terre d’accueil. Ce point de vue révélait une prise de conscience des sociétés réceptrices quant à l’installation durable et même définitive de ces jeunes. On réalisait que le coup d’arrêt porté à l’immigration économique au milieu des années 70 n’empêcherait pas au cours de la décennie suivante, l’intensification de la présence d’enfants et de jeunes dans toutes les structures de première ligne, notamment les écoles des quartiers populaires.
Le concept, alors positivement connoté parce que sans conteste porteur d’une idée d’ouverture, mettait en évidence la richesse des identités, vue comme trait singulier de ces jeunes désormais dits issus de l’immigration. Il dressait les contours d’un espace d’imaginaire et de pratiques rendant possible la rencontre entre une culture d’ici (essentiellement transmise par l’école) et une culture venue d’ailleurs (essentiellement transmise par la famille).
Or, ce propos ouvert à un éventuel apport de ces jeunes à la société ne franchira pas les épreuves d’une crise économique qui touchera, au cours des années 80, de larges pans de la société, dont les milieux immigrés. Le contexte social étant plutôt à l’exclusion et aux discriminations des immigrés et des familles, les discours négatifs et anti-immigrés se développent et se diffusent sans complexe, y compris au plan politique, où à certains endroits les propos deviennent ouvertement racistes.
À l’image des pères chômeurs dans la sphère du travail, en perte de place et de fonction, viendra se superposer, comme évidente, une autre image : celle des fils délinquants et/ou dominateurs arrogants (patriarcaux) dits en faillite (d’abord) dans la sphère scolaire. Le discours global (socioculturel, scolaire, politique, mais aussi scientifique) est passablement marqué par des constats d’échec, des difficultés, des problèmes d’une jeunesse de plus en plus encombrante qui n’adopte ni la discrétion de la génération venue ni l’acceptation d’une inévitable relégation annoncée comme conséquence de ses faillites multiples. À son tour et au travers de la figure du jeune des quartiers, cette catégorie vit une perte de position et de fonction sociale.
Partis d’une position sociale interculturelle qui plaçait ces jeunes à l’intersection entre deux mondes (familles/écoles), théoriquement nourris par une expérience et des références (al)liant les cultures, ils sont à l’épreuve du réel, assez vite considérés comme perdus entre deux cultures. Entendez : la nôtre et la leur…
Dans le discours social, l’image du supplicié prend le pas : ils étaient assis dans le vide, entre deux chaises, tiraillés, écartelés, pris en tenailles entre deux mondes… Ce point de vue posait le constat évident de leur déracinement au regard de la culture d’origine et de leur déqualification au regard de la culture d’accueil. L’interculturalité n’apparait plus comme nourriture et richesses issues de multiples cultures, mais comme monde peuplé d’individus pauvres, vivant dans la marge de la société, ne maitrisait aucune culture. De là à dire que ces jeunes étaient sans culture, il n’y avait qu’un pas…
Caractérisé par leur inculture, leur apport ne peut être ni nourrissant ni enrichissant pour notre société démocratique. Vingt ans après sa création, l’usage social et politique de cette interculturalité renvoie à une catégorie de population très précise, et il ne s’agit pas de jeunes fréquentant l’école européenne ! La culture de cette population est disqualifiée et formulée exclusivement à partir de traits culturels spécifiques (plus tard religieux) pointés comme étant à priori leur culture et qui les distingue nettement et les différencie de Nous.
Une fois pointés pour être incultes et asociaux, ces jeunes seront pris en charge par les acteurs de l’éducation. Dès les années 90, on s’engouffre dans un culturalisme à outrance travaillant à la réinscription des identités de ces jeunes dans leur culture d’origine. Identifiant ce qui est bon pour Eux, il s’agit de les resocialiser face au danger et au risque qu’ils représentent pour Nous : celui de nous perdre culturellement et identitairement.
Est-il possible de dialoguer via les cultures pour réaffirmer des différences censées structurer des rapports problématiques, sans souligner le fait qu’elles soient nées des inégalités sociales et de la domination culturelle vécues pendant plusieurs générations, dans le cadre d’une histoire migratoire et ouvrière toujours non assumée par les sociétés réceptrices ?
Dans les faits, ce processus de disqualification culturelle, au revers même de la disqualification sociale, rend invisibles et inaudibles tous les processus d’émancipation, de confrontation et de transformation à l’œuvre dans de nombreuses pratiques sociales, familiales et individuelles. Le refus d’accorder une valeur culturelle à des pratiques inédites, à des trajectoires d’altérité, revient à refuser d’accorder à des cultures minoritaires des ressources nécessaires à leur vivacité, nécessaires à leur renouvèlement pour faire face à des constructions formelles et identitaires qui assignent aux uns et aux autres des places très précises, non interchangeables où chacun a la sienne.
On est donc au cœur d’un processus de domination où le dominant s’occupe de l’autre, en vue de l’intégrer.
Ainsi, pendant des années, on a formé des enseignants et des intervenants sociaux à la méthode d’analyse de Cohen-Emerique, où derrière la volonté de comprendre la culture de l’autre, il s’agissait consciemment ou non de la définir, et donc d’y assigner ce dernier. À cette époque, je défendais au contraire l’idée que chacun d’entre nous est traversé de repères qui ne sont assignables ni à une culture ni à l’autre. Comme s’il fallait chaque fois identifier une origine culturelle aux valeurs qui pouvaient être miennes ! Ce qui se joue dans les rapports sociaux est bien plus complexe qu’un simple rapport entre deux cultures !
Le sociologue Abdelmalek Sayad parle d’inscription dans le code des générations. Les pères ont été étrangers, les familles ont été immigrées, les descendants sont issus de l’immigration, les petits-fils risquent d’être expulsés… Tout le monde est lié par un fil générationnel qui le lie à un ailleurs. Et cet ailleurs n’est pas seulement géographique, il est éminemment social : avec les pères chômeurs et/ou démissionnaires, les familles inadéquates, les fils délinquants et/ou squatteurs de l’espace public, les filles soumises, enfoulardées et dominées, pour aboutir aux jeunes terroristes qui sont en bout d’une chaine de disqualification. Tous ces termes parlent de la culture, mais en partant d’un point de vue social.
On est dans un traitement social de la culture de l’autre, une situation de domination où le dominé doit continuellement clarifier voire justifier où il se trouve. C’est une situation indigne d’une démocratie.
Quand on prend la parole pour dénoncer ce type de situations, on se sent du coup obligé de se justifier en se défendant de nourrir un lien avec le discours radicalisé, sous peine de se voir suspecté d’être anti-Charlie, etc. Il devient de plus en plus difficile d’adopter une parole indépendante qui est pourtant bien nécessaire ! Cela se vérifie, par exemple, dans les revendications de parents de vouloir être reconnus comme des acteurs à part entière ! Ils veulent bien continuer à préparer des couscous pour les fêtes, mais ils demandent surtout à être accueillis comme des interlocuteurs à qui on explique les méthodes pédagogiques. Et comme des interlocuteurs d’ici.
L’interculturel est donc devenu un concept dans lequel une frange dominée de la population s’est retrouvée plus enfermée qu’autre chose, et redéfinie en dehors de la norme de la culture dominante (parler de culture d’accueil relèverait de la plaisanterie). Le mot culture a servi à masquer la position de classe sociale dominée d’une partie de la population.
Si la notion de différence peut se décliner dans les classes sociales, le genre, l’ethnicité, mais aussi dans l’occupation de l’espace et du temps, il est aberrant de continuer à penser en termes de culture d’origine, alors que les changements se négocient de manière très différente au sein d’un même groupe y compris d’une même famille.
De plus, on fait ainsi l’impasse sur le fondement même de la diversité qui est l’inégalité sociale, ainsi que sur les conflits et des tensions qu’elle produit. Or, c’est dans les conflits et les tensions que se négocient les identités, mais aussi leurs transformations.
Des termes comme hybridation ou métissage sont plus utiles, car plus difficiles à catégoriser, pour caractériser un levier de la construction identitaire… à disposition de tous et pas seulement d’une partie de la population. Pourquoi en serait-il autrement par le simple fait d’appartenir à une minorité ?