Au péril des savoirs ?

Ne dites pas à un défenseur de l’approche par compétences (APC) que celle-ci tourne le dos aux savoirs. Il aura tôt fait de vous répondre, à juste titre, qu’on ne peut pas exercer de compétences sans mobiliser des savoirs. Certes. Mais quels savoirs ?

Le problème des « savoirs inertes », que les élèves mémorisent sans pouvoir les mobiliser, est un vrai problème. Nul ne contestera donc la nécessité d’introduire, dans les finalités de l’école, des objectifs de compétences, ces « capacités réelles d’utiliser des savoirs variés dans des situations nouvelles et complexes ». Autre chose est de redéfinir l’ensemble des programmes et des pratiques dans le cadre restrictif d’une APC, comme on l’a fait en “Contextualiser davantage les apprentissages, afin que les savoirs prennent sens.”Communauté française et ailleurs. Cela revient à supposer que la question de la mobilisation des savoirs constitue le plus urgent ou le plus critique des problèmes que devrait résoudre l’école dans la formulation de ses objectifs et de ses méthodes. Je suis loin d’en être convaincu.

Construire un savoir

La nécessité de contextualiser davantage les apprentissages, afin que les savoirs prennent sens pour les apprenants, me semble un problème plus important et prioritaire : le sens d’un savoir ne réside pas seulement dans l’usage que l’on peut en faire, mais autant et parfois davantage, dans la suite de questionnements qui ont conduit à son développement. Faire participer activement les élèves à un processus de déconstruction de leurs conceptions et de reconstruction de concepts nouveaux ne peut se réaliser exclusivement par l’exercice de compétences. Lorsque je place les élèves en situation de découvrir par eux-mêmes certaines lois du mouvement orbital des planètes, à partir d’autres savoirs déjà acquis (théorie de la gravitation, cinématique du mouvement circulaire, algèbre…), je ne m’inscris manifestement pas dans une démarche visant à développer une compétence, mais bien à leur faire construire un savoir (même si, au passage, j’exerce aussi des compétences à travers une telle démarche). En d’autres mots, l’APC n’apporte pas de réponse à la question : comment transmettre des savoirs par des pratiques plus efficaces que la simple transmission ?

Former des citoyens

Les socles et programmes présentent depuis toujours d’énormes lacunes sur le plan des connaissances. Ainsi, l’initiation aux technologies — qu’elles soient industrielles, artisanales, collectives ou domestiques — en est largement absente (dans l’enseignement général) ou étroitement spécialisée (dans les filières de qualification). De même, l’étude des phénomènes économiques et sociaux est inexistante ou réservée à quelques-uns seulement. Dès lors, on lâche dans la vie démocratique des citoyens incapables d’appréhender ce qui constitue la base matérielle de toute société : les rapports techniques et sociaux de production et d’échange de richesses. Or, en centrant toute l’attention des révisions de programmes sur les compétences, l’introduction de l’APC a, de facto, contribué à repousser dans l’ombre la question : quels savoirs faut-il enseigner ?

Observer et comprendre

Quoi qu’en disent ses défenseurs, l’introduction de l’APC a conduit à une relativisation de l’importance et de la valeur du savoir. Il se fait que tous les savoirs ne se prêtent pas à une mobilisation dans des situations complexes et innovantes (du moins en contexte scolaire). Dois-je renoncer à faire découvrir le « bigbang » ou quelques notions de mécanique quantique à des élèves de fin d’enseignement secondaire, au prétexte qu’il est impossible de les amener à exploiter ces connaissances dans un contexte « complexe et innovant » ou dans des « situations de la vie courante » ? À moins, évidemment, de recourir à des artifices comme celui consistant à leur demander de réaliser un « PowerPoint », une affiche ou un site internet relatifs à l’un de ces sujets. Ce qui développerait assurément leurs compétences (ou leurs savoir-faire ?) dans les domaines du graphisme, de l’expression ou de la bureautique informatisée, mais nullement leur capacité à mobiliser des connaissances en physique. Dans les référentiels et programmes issus de l’APC, il est dit (parfois) ou suggéré (souvent) que le choix des connaissances à mobiliser dans l’exercice et l’évaluation des compétences importe peu. Dans un programme d’histoire de l’enseignement catholique, on peut lire que « la construction progressive, par chaque élève, d’un cadre de référence et d’une vision organisée de l’histoire (…) ne constitue pas l’objet final de l’évaluation» qui doit seulement porter sur les quatre compétences générales : sélectionner des renseignements utiles, analyser et critiquer des sources, organiser une synthèse et mener à bien une stratégie de communication d’un savoir historique. N’est-ce pas clairement tourner le dos aux savoirs, au nom des compétences ? Dans l’enseignement de la physique, on m’impose désormais explicitement de ne plus développer le cheminement théorique et mathématique qui conduit, par exemple, à la formule de l’énergie cinétique (Ek=m.v2/2), mais de me contenter d’exercer les élèves à utiliser cette formule dans la résolution de problèmes. Si l’on réfléchit d’un point de vue strictement limité à l’utilité pratique du savoir, cela se justifie. L’élève aura appris à appliquer une formule dont il ne comprend pas l’origine (ce qui est le lot d’innombrables professionnels aujourd’hui : de mon chauffagiste à mon architecte). Il aura sans doute également appris qu’en amenant une voiture à 80 km/h on aura consommé quatre fois (et non deux fois) plus d’énergie qu’en l’amenant à 40 km/h. En revanche cet élève sera passé à côté de l’opportunité de comprendre que nos représentations du monde (physique ou autre) ne sont pas des lois qui tombent du ciel, mais des constructions qui s’appuient sur l’observation et la raison.

Évaluer ou piéger

Tout ceci a un impact important sur l’équité sociale de l’école. Tel professeur d’histoire exerce ses élèves à rechercher, dans des documents historiques, des permanences, des ruptures, des relations causales. Magnifique. Mais au moment de l’évaluation certificative, le document sur lequel travaillent les élèves porte — APC oblige — sur un contexte nouveau. Or, ceci privilégie forcément ceux dont le bagage de connaissances historiques, le « capital culturel » reçu dans leur entourage, permet de mieux appréhender ce contexte. D’autre part, le caractère très vague que prend la formulation des compétences visées, ainsi que la liberté laissée au professeur de choisir les objets d’apprentissage sur lesquels ces compétences seront exercées, conduit à des interprétations extrêmement variables des référentiels. Le rapport du service d’Inspection souligne d’ailleurs que « l’imprécision des (nouveaux) référentiels a pour conséquence que les niveaux d’exigence visés et attendus varient fortement d’une école à l’autre voire même d’une classe à l’autre. »

Libérer les pratiques

On aurait au moins pu espérer que le vent nouveau de l’APC allait favoriser une libération des pratiques pédagogiques, un foisonnement d’expérimentations et d’innovations de la part des praticiens. Hélas ! L’APC nous a enfermés dans des procédures routinières. Les programmes vont parfois jusqu’à imposer aux enseignants la forme que doivent prendre leurs préparations de séquences de cours, en y incluant explicitement la formulation des compétences visées, de la famille de tâches… Parfois aussi, l’introduction de l’APC a conduit à la définition d’une kyrielle de micro compétences qui, toutes, doivent faire l’objet d’une évaluation et d’une certification explicite.

Cette taylorisation et cette bureaucratisation du travail des professeurs pèsent particulièrement sur les plus jeunes de nos collègues, soucieux d’être parfaitement en règle avec ce qu’ils croient — à tort ou à raison — être les attentes des services d’inspection. Cela dévore un temps de travail précieux, qui serait sans doute mieux utilisé si l’enseignant le consacrait à une véritable recherche de sens et de diversité dans ses approches. Cette uniformisation des pratiques est une profonde source d’ennui, donc de démotivation, pour les élèves. Jadis, ils étaient heureux lorsqu’un cours d’histoire commençait par la distribution de documents sur lesquels ils allaient travailler plutôt que d’avoir à écouter le professeur. Aujourd’hui, ils soupirent : « Encore ! »