Quelle serait la matrice de notre idéologie ? Quelle représentation de la société guiderait notre compréhension des phénomènes sociaux ?
Le premier jour de Faire Fortement Mouvement, en guise d’échauffement et avant la mise au travail de production d’une affiche sur l’échec scolaire, j’ai proposé un travail d’explicitation de nos représentations à propos de la société ? C’est un travail que je mène en formation avec mes étudiants pour introduire aux grands paradigmes de la sociologie.
Sans le savoir, nous avons dans la tête, une image, une idée, une « imagidée » de la société, une manière de concevoir la vie en commun, une manière de voir non seulement la société, mais aussi ses grandes institutions, la famille, l’École, l’entreprise… Et pour comprendre ce qui se passe dans la société, pour expliquer les problèmes sociaux, la pauvreté, l’échec scolaire, la pollution, le chômage…, nous utilisons l’une ou l’autre « imagidée » de la société. Parfois l’une, parfois l’autre, cela dépend du contexte et de notre histoire de vie.
Essayons d’expliciter cette « imagidée ». Et pour l’expliciter, je vous propose de choisir et de faire fonctionner une des analogies ci-dessous. Ce faisant, on réalise à la fois un travail subjectif sur soi, d’explicitation de ses propres représentations, et un travail plus objectif, de reconstruction explicite des grands paradigmes classiques de la sociologie.
Sans le savoir, nous avons une « imagidée » de l’école.
Choisissez donc une analogie parmi celles qui suivent et faites-la fonctionner pour expliquer l’échec scolaire, le fonctionnement de l’école, de la société et de l’école dans la société.
L’École dans la société et/ou la société elle-même, c’est comme…
– Un corps humain, comme un organisme vivant ; ne parle-t-on pas du corps enseignant, de l’organisme social ?
– Une machine, un système ; n’en étudie-t-on pas les rouages et les mécanismes ?
– Un marché villageois ; ne parle-t-on pas de la société de consommation ?
– Un mobile divagant dans l’espace ; ne dit-on pas qu’on ne sait plus où on va, qu’il n’y a plus de pilote dans l’avion ?
Et si la société ou l’École, c’est ceci ou cela, qu’est-ce qui fait que l’école est comme elle l’est, qu’il y a beaucoup d’échecs ou non, comment en comprendre les causes, les conséquences, comment y remédier ?
Les consignes sont plus nombreuses et explicites qu’ici dessus, mais la logique y est. Il s’agit pour chacun de choisir l’analogie qui lui parle le mieux et de la faire fonctionner pour expliquer l’échec scolaire. Le travail est d’abord individuel puis se poursuit en groupes homogènes (en mettant ensemble ceux qui ont choisi la même analogie). Ils comparent entre eux leur façon de faire fonctionner cette analogie, repèrent les convergences et divergences d’interprétation et préparent une communication au grand groupe pour expliquer l’échec scolaire avec leur analogie.
Dans cette communication, l’idéal est évidemment que toutes les grandes tendances se retrouvent et qu’on puisse les expliciter par confrontation lors de cette présentation. Mais c’est malheureusement rarement le cas, car évidemment nos représentations restent façonnées par l’idéologie dominante. Il faut bien alors expliquer par oppositions ce qui manque comme grandes représentations de la société. Cette théorisation par oppositions peut s’exprimer par le schéma ci-dessous1.
On peut en effet considérer que, si la société est constituée de formes sociales (les structures) et de forces sociales (les acteurs), les formes l’emportent sur les forces, le tout sur les parties, le système sur ses éléments ou bien l’inverse. On peut aussi considérer que, dans la société, c’est la cohésion et l’interdépendance entre ses membres qui l’emportent ou bien au contraire les conflits. En croisant ces 2 oppositions, on définit 4 zones, 4 représentations « idéalisées » de la société.
On peut bien sûr affirmer avec force une représentation aux dépens des autres, avec la conscience ou non de l’existence des autres. On peut être entièrement et naïvement dans la recherche d’un bon fonctionnement d’ensemble ou entièrement et cyniquement dans l’individualisme stratégique ou dans la préparation de la révolution.
L’intérêt méthodologique de la démarche est au contraire de faire comprendre la valeur de chacune des conceptions et de la nécessité pour l’action de tenir compte des quatre. Par exemple, pour lutter contre l’échec scolaire, il est évident qu’une meilleure formation, une meilleure pédagogie (fonctionnalisme) est indispensable, mais totalement insuffisante tant que les échecs seront nécessaires à la valorisation des réussites et à la sélection sociale, et donc qu’une action politique sur les structures est indispensable et insuffisante elle aussi.
S’agit-il ici d’une situation – problème permettant l’auto-socio-construction de la théorie visée ? Ben non. On n’est pas vraiment dans une démarche appropriative, mais plutôt incitative. Le travail individuel puis en sous-groupe par les analogies ne permet pas de construire une théorie, mais favorise la compréhension et l’appropriation de cette théorie lors de son explication transmissive.
Le travail par analogies reste intéressant et puissant dans le sens où il libère la créativité et où il favorise la communication et donc aussi les conflits sociocognitifs. Mais il permet aussi le détournement et le repli sur des représentations parasites, évitant le conflit sociocognitif par son caractère décalé. Le travail par analogies favorise encore une fois celui qui comprend bien le sens du recours à l’analogie, celui qui se centre sur l’objectif de formation parce qu’il le devine et non sur le moyen utilisé.