Du neuf dans le quoi de neuf

Il y a quelques années, lors d’une
journée de sensibilisation1 à la
Pédagogie Institutionnelle (PI)
qu’elle animait dans notre école
fondamentale, Irène Laborde a
proposé à toute l’équipe de s’essayer
à la pratique d’une des petites
institutions, celle du « Quoi de
Neuf ».

Un moment de parole
existait depuis longtemps
dans ma classe
de maternelle. Sans
qu’il ne soit formalisé,
il avait pour objectif de permettre
à tous de s’exprimer. Face aux difficultés
verbales de certains, les
objets que les enfants apportaient
de la maison étaient les bienvenus
et constituaient souvent un pôle
d’attraction puissant. Des dialogues
informels s’ébauchaient entre les
élèves et moi et je me satisfaisais de
voir certains surmonter alors leur
timidité et éprouver de la fierté devant
le groupe. À d’autres moments,
je mettais en valeur un objet qui me
paraissait particulièrement intéressant
et la discussion prenait un petit
air de leçon de choses.

Or, voilà qu’il nous est proposé
d’en faire un lieu et un temps d’expression
libre, d’écoute de la parole
de l’enfant. Il s’agit de manifester
lors de l’accueil du matin qu’ « ici,
c’est la classe où chacun a sa place,
où la cohésion du groupe se construit
par la reconnaissance des identités
individuelles. » Mais ce moment est
cadré, il est organisé, avec des règles
qui protègent et qui libèrent. Pour
la PI, une institution, comme ici le
Quoi de Neuf, organise la loi pour
gérer l’équilibre entre l’individuel
et le collectif. Irène nous indique
que ce cadre protecteur l’est aussi
pour l’enseignant qui peut être facilement
débordé par l’enfance dans
sa dimension inconsciente (qui renvoie
à sa propre enfance).

PRENDRE LA PAROLE

Je m’y lance donc avec ma classe
turbulente de 3e maternelle. Je
leur propose de pouvoir s’inscrire
chaque matin sur une liste s’ils
veulent dire ou présenter quelque
chose à la classe. Pendant quinze
minutes (sablier à l’appui), ces
enfants ont la parole et répondent
aux questions que les autres leur
posent. L’enthousiasme est au rendez-
vous, mais je me rends rapidement
compte que le cadre plus formel
de l’inscription sur une liste qui
devrait favoriser l’anticipation, dans
une durée limitée qui devrait garantir
la concision, et la possibilité de
poser des questions qui devrait encourager
l’écoute et le dialogue, ne
produisent pas d’emblée les effets
escomptés. Je continue de ressentir
ces moments de paroles comme
pauvres, nombrilistes, des monologues
en parallèle, tournés le plus
souvent vers moi.

Cependant, l’introduction de
cette institution dans toute l’école
a créé un cadre partagé qui sécurise
l’enseignante que je suis. Avec
les collègues, nous partageons nos
expériences, nos difficultés, et, cette
culture commune qui commence à
émerger porte certains fruits.

PRENDRE UNE PLACE

Quand en septembre de l’année
suivante, je découvre mon nouveau
groupe d’élèves de 2e maternelle, il
est évident qu’ils ont l’habitude de
ce moment de paroles. Les règles
que m’a transmises ma collègue
et les objets qui les symbolisent
sont de suite reconnus. À son tour
(quand il reçoit le bâton de parole),
celui qui le veut peut parler de
quelque chose d’extérieur à l’école,
mais il doit choisir une seule chose
(le temps d’un sablier). Cela doit
être quelque chose de réel, pas
d’imaginaire. Chacun écoute et si
un gêneur persiste à déranger, il
est empêché de prendre la parole
à son tour. Mais cela ne se passe
quasiment jamais, car ce cadre plus
restrictif rend le Quoi de Neuf plus
serein, personne ne monopolise la
parole trop longtemps et chacun est
assuré que son tour viendra rapidement.

J’ai veillé à me mettre dans
le cercle et je cède ma place habituelle
à l’orateur du moment. Ce
simple déplacement dans l’espace
transforme symboliquement le rapport
entre les membres de la classe,
je ne suis plus celle à qui chacun
s’adresse et je prends moi aussi la
parole de temps en temps (ce qui
provoque beaucoup d’étonnement
et d’enthousiasme la première fois).

DES MOTS POUR LE DIRE

Pourtant, malgré ces améliorations
significatives, plusieurs enfants
ne prennent jamais la parole. D’autres
la prennent, mais de manière rituelle,
répétant chaque matin qu’ils ont
mangé une tartine au choco ou qu’ils
sont venus à l’école en trottinette. La
plupart des enfants attendent leur
tour dans le calme, mais très peu
écoutent vraiment ce qui se dit.

Comment faire évoluer les choses
sans mettre en péril la nature même
du Quoi de Neuf, l’expression libre,
sans jugement de valeur, sans objectifs
d’apprentissage ? Si prendre la
parole, c’est prendre une place dans
le groupe, que faire pour aider les
enfants qui restent sans mots ?

Je choisis d’agir avant et après les
moments rituels d’ouverture et de
clôture du Quoi de Neuf.
La liste d’inscription matérialise
au propre comme au figuré une
anticipation, un engagement. Sa
gestion fait partie des responsabilités
qui sont prises très au sérieux
et discutées au conseil de classe ( je
me suis enfin lancée dans cette aventure).

Pendant les activités libres de
l’accueil, les responsables rappellent
à chacun de ne pas oublier de noter
son prénom sur la liste du jour. C’est
l’occasion pour moi d’encourager un
timide à s’y lancer, surtout s’il vient
de me raconter que son papa a réparé
son vélo. Reformuler, à ce momentlà
ou lors du travail dans le cahier de
textes libres, permet à certains enfants
de prendre confiance dans leur
capacité à trouver les mots pour exprimer
ce qu’ils ressentent ou vivent.

DES SENTIMENTS POUR
L’ENTENDRE

Mais pour d’autres, le problème
me parait plus profond. Ils semblent
douter de la valeur de ce qu’ils vivent
ou ne pouvoir identifier, dans le flot
continu de tous les instants, des
moments qui valent la peine d’être
racontés. Pour ceux-là, je propose
une nouvelle routine : s’il reste du
temps après le Quoi de Neuf, ceux
qui n’ont pas pris la parole peuvent
dire au groupe ce qu’ils ont aimé
écouter. Ils peuvent alors s’approprier
les mots ou les idées d’un autre
pour raconter à leur tour quelque
chose qui ressemble peut-être à ce
qu’ils ont vécu, et ce d’autant plus
facilement qu’ils seront souvent le
deuxième ou le troisième à le faire,
ces répétitions inscrivant peu à peu
en eux un lexique, une syntaxe ou
un script qui semble souvent hors
d’atteinte. Cette nouvelle modalité
a un bénéfice secondaire inattendu :
elle manifeste aux autres qu’ils sont
écoutés, mieux, que ce qu’ils ont dit
est apprécié. La fierté, la stimulation
que cela suscite renforcent les
futures prises de parole, certains
thèmes se déclinent avec diversité,
les histoires des petits frères
ou petites soeurs ont beaucoup de
succès et chacun apprend à percevoir
et à communiquer la saveur de
ces moments de la vie quotidienne.
Parfois, se rendre compte que l’on
n’a pas été compris donne l’envie de
préciser, de rectifier. Cela a amené
les enfants à décider lors du conseil
de classe d’instaurer une modalité
supplémentaire, celle des questions.

Si quelqu’un n’a pas compris un mot
ou une situation, s’il souhaite une
explication ou un détail, il peut poser
une question. Même si cette possibilité
n’est pas fréquemment utilisée,
quand elle l’est, c’est toujours
de manière pertinente, qui répond à
un besoin.

« Que faire
pour aider les
enfants qui
restent sans
mots ? »

Mais pour valoriser la parole de
tous, même ceux que personne ne
semble aimer écouter, je termine en
faisant ce que j’appelle « un exercice
pour ma mémoire » et je reprends ce
que chacun qui s’est exprimé a dit.

Et parfois, c’est l’occasion pour moi
de me plaindre auprès d’un élève
qui a été turbulent en lui expliquant
qu’il m’a empêchée de me concentrer
et donc de me souvenir de ce
que certains ont raconté.

C’est ainsi que progressivement,
nous sommes arrivés à définir les
règles du Quoi de Neuf qui sont rappelées
par les responsables chaque
jour avant son ouverture :
• Réfléchir à ce qu’on va dire.
• Articuler et parler suffisamment
fort pour être entendu.
• Écouter, c’est-à-dire essayer de
comprendre ce qui est dit.

Et quand en juin dernier, leur future
institutrice de 1re primaire me
contacte pour le passage du relai,
je peux lui dire que s’il existe encore
une grande disparité entre les
élèves, plus personne ne reste sur le
quai à regarder les trains passer.