Tous à l’insu de notre plein gré[1]Citation culte de
Richard Virenque
et sous-titre de
notre rubrique
« Pigeon ». Lors
de ce weekend
d’écriture, nous
avons été invités à
utiliser la structure
des pigeons. Du
coup, … Continue reading, nous
sommes à l’air de la psychologisation
et à la naturalisation de l’échec
scolaire. Magnifique ! Détectons
et nous aurons les réponses à nos
problèmes !
D’après une étude [2]Recherche
menée en France
en 2007 par
Christophe Roine,
« La psychologisation
de l’échec scolaire,
une affaire
d’État ». menée dans les SEGPA[3]Dispositif pédagogique
adapté
pour les élèves des
collèges français
présentant des
difficultés scolaires
durables.,
58,6 % des enseignants expliquent les problèmes
scolaires par des causes individuelles,
14, 8 % par des causes institutionnelles
et 26,6 % par des causes socioculturelles.
Ce sont donc principalement les caractéristiques
psychologiques « souffrance affective », « peur d’apprendre
», « hyper sensibilité », « mauvaise estime de soi »
et cognitives « mauvaise capacité d’abstraction » mêlées
aux réponses issues de la psychométrie (QI) qui sont
prégnantes pour expliquer l’échec scolaire. Aussi, dans
les causes individuelles, l’élève est considéré comme
« responsable » de son échec puisque sur 119 réponses,
l’élève est cité 86 fois, les parents 33 fois et l’enseignant
jamais.
À cela s’ajoute la dimension naturaliste de l’intelligence,
car force est de constater que ce qui domine
actuellement dans le domaine éducatif, ce sont aussi les
travaux de psychologie cognitive et des neurosciences.
Les enseignants tombent inextricablement dans les
discours biologisants sur le « don », « la différence naturelle
» à défaut d’être incultes en sociologie.
En effet, c’est bien la vocation des sciences sociales
de démontrer comment sont fabriqués les faits sociaux
qui nous sont perçus comme naturels. L’émergence de
la figure du « haut potentiel » dans les écoles poussées
par la Fédération Wallonie Bruxelles (rubrique sur le
site d’« enseignement.be », fascicule à destination des
enseignants, formations organisées par l’Institut de
la Formation en Cours de Carrière) ne déroge pas à la
règle.
Wilfried Lignier, dans son ouvrage « La petite noblesse
de l’intelligence » [4]Wilfried Lignier,
« La petite
noblesse de l’intelligence.
Une sociologie
des enfants
surdoués », La
Découverte, 2012., montre le processus de légitimation
en France « parce que l’histoire n’est pas qu’une
affaire de chronologie, mais également un enjeu de légitimation
».
À partir des années 70, la question des enfants « surdoués
» est apparue par la force d’associations militantes
qui, d’année en année, l’ont portée à un niveau
politique : faire des surdoués une richesse nationale
laissée en jachère ! Dans un contexte scolaire de « l’enfant
au centre » et du « respect des différences », l’accent
du discours (très médiatisé) sera mis non plus sur les
caractéristiques des « surdoués » (définies conventionnellement
par le test de QI et reposant sur une conception
de l’intelligence comme réalité en soi) mais sur la
souffrance et les difficultés qu’ils vivent en raison d’un
système éducatif trop uniforme, trop égalitariste. La
démocratisation de l’école est piquée au vif. « Le haut
potentiel » est né !
L’État légitimera cette question grâce au rapport
« Les
enseignants
tombent dans
les discours
sur le “don“. »
Delaubier en 2002 sous le titre « La scolarisation des
enfants “intellectuellement précoces” ». C’est ensuite que
s’enclenchera un processus de « scientifisation » (publications
scientifiques et de vulgarisation), « sans que l’on
puisse dire exactement si cette correspondance vaut ou
non causalité ».
Ensuite, Wilfried Lignier dément, en prenant un
panel de familles adhérentes à l’Association Française
pour les Enfants Précoces, l’image « démocratique »
de l’enfant à haut potentiel par une surreprésentation
massive, parmi les parents concernés, des catégories
sociales moyennes et supérieures (alors que, soit dit en
passant, les enfants de milieux défavorisés sont davantage
diagnostiqués, détectés comme « déficients mentalement
» ou à « bas potentiel » !).
Aussi, il montre que la plupart des parents attendent
le plus souvent une confirmation de leur intuition et un
appui à leurs stratégies scolaires (ce qu’atteste le fait
qu’il est rare que les parents donnent suite à la consultation
une fois le diagnostic posé et qu’ils cherchent à
revendiquer ou à négocier des petits aménagements
individuels dans l’institution scolaire).
Du côté des psychologues, l’offre et la spécialisation
pour le diagnostic apparaissent comme une niche professionnelle
permettant de maintenir une activité libérale
dans un contexte très concurrentiel.
Enfin, Wilfried Lignier affirme que le discours sur
le haut potentiel pose les institutions (au sens large)
comme trop porteuses de limites ou d’obstacles (imposés
de l’extérieur) à l’expression ou à la réalisation d’une
nature, d’un potentiel ou d’une virtualité fondamentalement
indépendants de toute construction sociale ou
institutionnelle.
En Belgique, les associations ont perlé un peu partout
(EHP, Avance-toi, Douance, Espace Colibri) avec
des services d’écoute, des formations pour les parents,
des stages pour les jeunes, des conseils personnalisés.
Et, évidemment un service de détection : « individus
dotés d’un fonctionnement particulier, différent de l’intelligence
», « curiosité exceptionnelle », « grand sens de
l’humour », « grand sens de la justice, de l’équité, de la
morale pour lui et pour les autres »…
Expliquer un phénomène par tel ou tel paradigme aboutit inévitablement à (conce-) voir, observer, expliquer
le monde dans lequel nous vivons de telle ou telle
manière. Et cela influence évidemment le type de pistes
d’action proposées pour transformer ce monde (pour
peu qu’on le souhaite). Et actuellement, sans pour autant
sous-estimer les perspectives psychologiques ou
neurologiques (il ne s’agit pas non plus d’être des ayatollahs
des sciences sociales), il parait
urgent « de s’interroger quant à la validité
de certaines notions qui occupent manifestement
une grande place dans notre
société » [5]Essai effectué
en 1999 par
Yvon Gauthier,
« L’échec scolaire :
un phénomène de
la psychologisation
des écoles ».. Une société dont les valeurs
dominantes insistent sur « l’intériorité
de l’individu : son cerveau ou son “soi” »[6]Xavier Molénat,
« Confiance, empathie,
lien social…
les neurones
expliquent-ils
tout ? », Sciences
Humaines,
Novembre 2008,
n° 198..
Les enseignants sont traversés par
des logiques de différentiation des
« talents », des « rythmes », des « potentialités » ou des
« formes d’intelligence ». Ils sont tout entiers dans la
conception de l’égalité des chances dans le sens de la
mise en place des conditions pour permettre l’éclosion
de toutes les potentialités individuelles (vraiment ?). Et
c’est bien commode puisque cela permet de cacher les
inégalités socialement et scolairement produites derrière
le voile de la « différence de la nature des individus ».
Ainsi, une rupture importante est de ne plus privilégier
une explication de l’échec scolaire (ou de la réussite)
des élèves par leurs (in) capacités « intrinsèques »
ou leurs particularités individuelles infinies sur lesquelles
le système scolaire s’adapterait aussi à l’infini,
épousant par conséquent magistralement les inégalités
sociales6 (du saut de classe demandé dans une école
primaire par les parents d’une fille « haut potentiel »
diagnostiqué par « un spécialiste rassurant » au garçon
étiqueté « déficient mental » envoyé par un PMS dans
une filière « spéciale »).
Expliquer l’échec scolaire par des particularités
individuelles et/ou naturelles permet-il aux acteurs
scolaires de se dégager de leurs responsabilités en ne
remettant pas en question radicalement le système, les
pratiques éducatives du quotidien de la classe ? !
Notes de bas de page
↑1 | Citation culte de Richard Virenque et sous-titre de notre rubrique « Pigeon ». Lors de ce weekend d’écriture, nous avons été invités à utiliser la structure des pigeons. Du coup, plusieurs articles roucoulent mais ne seront pas comptabilisés comme tels. |
---|---|
↑2 | Recherche menée en France en 2007 par Christophe Roine, « La psychologisation de l’échec scolaire, une affaire d’État ». |
↑3 | Dispositif pédagogique adapté pour les élèves des collèges français présentant des difficultés scolaires durables. |
↑4 | Wilfried Lignier, « La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués », La Découverte, 2012. |
↑5 | Essai effectué en 1999 par Yvon Gauthier, « L’échec scolaire : un phénomène de la psychologisation des écoles ». |
↑6 | Xavier Molénat, « Confiance, empathie, lien social… les neurones expliquent-ils tout ? », Sciences Humaines, Novembre 2008, n° 198. |