Les enfants et les enseignants aiment toutes les histoires. Même quand elles sont mathématiques ? À vous de voir au travers de deux versions : une démarche clairement explicite[1]Extraite d’un manuel français de Monica Neagoy et Jean Nemo de La Librairie des Écoles qui se revendique de la méthode de Singapour. et une démarche franchement constructiviste[2]Dispositif de Martine de Terwangne pratiquée par des enseignants du groupe d’enseignement mathématique (GEM) et reprise dans le livre d’A. Chevalier, Réussir l’entrée en mathématiques, … Continue reading.
En CP (classe préparatoire ou première primaire), dans l’unité 2 « les familles de nombres », sous le titre « inventons des histoires », il y a un dessin de cinq enfants et une consigne : « J’observe. » « Il y a 6 enfants. 5 enfants ne portent pas de lunettes. »
Un dessin semblable est proposé pour « 3 enfants sont des filles. 3 enfants sont des garçons ».
Après observation de ces deux situations, la consigne pour l’élève est : « Invente encore deux histoires avec les six enfants. » Deux schémas avec les trois disques dont les « disques parties » à compléter sont en dessous de la consigne.
Dans l’unité 3 « L’addition », sous le titre « Inventons des histoires d’addition », il y a un dessin avec six oiseaux dont quatre sont sur branche et deux sont en vol. L’élève doit toujours observer : « 4 oiseaux sont sur la branche. 2 oiseaux les rejoignent. 4 et 2 font 6. Il y a maintenant 6 oiseaux en tout.
On utilise l’addition pour raconter cette histoire. Additionne 4 et 2. Le résultat est 6. 4+2 a la même valeur que 6. + est le signe de l’addition.
On écrit la phrase mathématique : 4+2=6. On la lit : 4 plus 2 égale 6. »
« La vérité statistique prouve tout au plus des corrélations et reste ignorante quant aux causes. »
Il y a encore une autre image semblable à la première, mais avec 8 enfants dont 4 grimpent sur le filet et dont 4 jouent dans le sable, puis la consigne est : « Invente encore d’autres histoires d’addition à partir de l’image. » Puis, d’autres images sous-titrées par un calcul (par exemple : 7+2=9) avec la même consigne. Et enfin, une image sans calcul avec toujours la même consigne.
Sur le même mode opératoire viendront plus loin dans le manuel des histoires de soustractions et des histoires de multiplication.
Dans une classe verticale de première et deuxième primaire, l’institutrice écrit l’énoncé au tableau et le déchiffre avec les élèves :
« 11 petits chiens sont nés chez le parrain de Sébastien.
6 sont déjà morts et sur les 5 qui restent, Nicolas va en prendre 1.
Dessine la situation. Combien en reste-t-il ?
Écris le calcul qui parle de l’histoire. »
Tandis qu’elle relit, l’enseignante demande aux enfants de fermer les yeux et de se faire un film dans leur tête. Car il s’agit de dessiner avec des lunettes mathématiques pour arriver à schématiser l’histoire. Le temps de la production est court et l’institutrice se prête au jeu tout comme les élèves.
Toutes les productions sont présentées (y compris celle de l’institutrice en dernier lieu) à tous avec un commentaire succinct de l’institutrice puis analysées et interrogées sur leur caractère mathématique et/ou artistique. Les enfants sont ensuite invités à faire un second jet en piochant des bonnes idées vues ailleurs. Quand il a fini, l’élève montre son dessin à l’institutrice qui fait un bref commentaire.
En première épreuve, Anthony a dessiné cinq objets qui ressemblent à des pierres tombales. La première réflexion de l’enseignante devant la classe a été : « Est-ce que ton dessin parle de l’histoire ? Ton dessin s’arrête où dans l’histoire ? Qu’est-ce que tu n’as pas encore dessiné ? »
En deuxième épreuve, il a fait deux colonnes de trois barres, une colonne de deux barres et une colonne de trois barres. Il a également entouré les deux premières colonnes de trois barres et la dernière barre de la quatrième colonne. Partant de là, il a fait une flèche en reproduisant deux colonnes de trois, puis une flèche vers une barre et vers cinq barres. Il a écrit 11-6-1=4.
Selon Monica Neagoy et Jean Nemo de la collection Maths Méthode de Singapour, cette dernière « aide à développer le sens des concepts que les élèves apprennent, met la résolution de problèmes au cœur de l’apprentissage et de l’enseignement des mathématiques, part toujours des situations concrètes qui parlent aux enfants, insiste sur la représentation multiple de tout concept enseigné, introduit les quatre opérations dès le CP ». Mais dans les histoires mathématiques présentées, on peut se demander où sont les problèmes ? La consigne est relativement implicite : que veut dire pour l’élève « Invente une histoire » à partir d’un dessin ou d’une écriture symbolique ? Montrer un dessin d’enfants ou d’oiseaux, est-ce cela qu’on appelle situation concrète ?
Le calcul est plaqué, ce qui ôte à l’élève l’occasion d’associer une expression symbolique à une situation concrète, un enjeu essentiel du calcul. Le type d’histoire est plaqué, l’élève doit calquer sa pensée sur les histoires que le manuel et/ou l’enseignant lui racontent. Les histoires de nombres, d’additions, de soustractions, de multiplications sont présentées distinctement.
Dans le dispositif de Martine de Terwangne du GEM, il s’agit d’éclairer les mots, de comprendre un message, de traduire de façon évolutive l’histoire en dessin schématique, d’adopter des lunettes mathématiques pour passer d’objets concrets (chiens) à semi-abstraits (des petites barres, par exemple) puis à une écriture symbolique. Les élèves doivent retrouver l’opération sous-jacente à l’histoire, puis ils vont les regrouper en familles, être capables de les distinguer, de les catégoriser.
Du point de vue pédagogique, il faut bien reconnaitre que ce n’est peut-être pas évident pour l’enseignant (surtout s’il est jeune et inexpérimenté) de gérer pareil dispositif : recherche épistémologique en amont, activité de tous les élèves de la classe, synthèses, structuration… Mais, dans la mesure où le travail exerce la flexibilité cognitive ; qu’il ne renforce pas le phénomène de demande de relation privilégiée à l’adulte, mais met en tension l’individuel et le collectif ; qu’il amène à une capitalisation des savoirs et qu’il développe une pensée autonome de l’élève… le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?
Les épreuves externes internationales et les classements qui en découlent sont favorables à Singapour et à sa méthode. Mais la vérité statistique prouve tout au plus des corrélations et reste ignorante quant aux causes[3]L’évidence des faits, de Hugues Drealants et Sonia Revaz.. Le documentaire « Demain, l’école[4]d’Arte bit.ly/3GkPNt7 » explique que la première place de Singapour dans le classement PISA, en maths, en lecture et en sciences relève peut-être, avant tout, d’une sélection sur la base des résultats scolaires. Ce qui exacerbe la concurrence entre les enfants et leur famille. Pour en faire les meilleurs, on soumet les élèves à des heures de drill après l’école, ayant pour conséquence un rythme de vie intensif et une pression les conduisant parfois à de graves situations de détresse psychologique.
Par contre, la démarche constructiviste que nous avons reprise « n’a » fait ses preuves que dans plusieurs classes avec des enseignants au courant de ses aspects épistémologiques, attentifs à un cadrage fort et large pour ne pas tomber dans le piège du cadrage faible et étroit[5]Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire, La dispute., conscients des risques de malentendus sociocognitifs[6]Benoît Jadin et Benoît Roossens, Gare aux malentendus, CGé.. Et cela échappe aux statistiques qui en plus d’être ignorantes aux causes, le sont également des intuitions liées à l’expérience et au savoir-faire des acteurs de terrain. Et sont encore ignorantes des singularités sachant que les élèves sont particuliers, plus ou moins loin de compétences et de comportements moyens relevés par les études quantitatives.
Notes de bas de page
↑1 | Extraite d’un manuel français de Monica Neagoy et Jean Nemo de La Librairie des Écoles qui se revendique de la méthode de Singapour. |
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↑2 | Dispositif de Martine de Terwangne pratiquée par des enseignants du groupe d’enseignement mathématique (GEM) et reprise dans le livre d’A. Chevalier, Réussir l’entrée en mathématiques, Couleur livre & CGé. |
↑3 | L’évidence des faits, de Hugues Drealants et Sonia Revaz. |
↑4 | d’Arte bit.ly/3GkPNt7 |
↑5 | Stéphane Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire, La dispute. |
↑6 | Benoît Jadin et Benoît Roossens, Gare aux malentendus, CGé. |