« Ca fait un mois que Pascale est absente. Elle est en burn-out. Normal, à force de porter tous ses élèves un par un, de vouloir les sauver tous, elle n’arrête pas… Moi, ça ne risque pas de m’arriver ! »
Lui, c’est Claude, un dispensateur de feuilles, super bien formatées, classées, distribuées à raison de tonnes par élève par an… « C’est comme ça que j’ai appris, ils s’en sortiront bien aussi ! » Ça ennuie les élèves, mais quelques bonnes blagues bien placées soulagent l’atmosphère et lient le ciment de l’autorité. Quand il y en a qui se rebellent, une petite crise de gueulante dictatoriale, avec menaces de suppression de récré ou des pages de verbes à conjuguer, remet les pendules à l’heure… du prof.
Ce sont tous les deux des profs qui travaillent… beaucoup… mais qui sont, à l’insu de leur plein gré, emportés par la nécessité de réparer une ou des blessures de leur enfance.
Marie, quant à elle, se demande pourquoi les enfants n’ont pas aimé le texte présenté dans la matinée : « Pourtant, moi j’avais adoré quand j’avais dix ans. Ils ne lisent plus maintenant, c’est à cause de tous ces jeux vidéos auxquels ils peuvent jouer des heures chez eux à la place de lire ! »
Cet épisode de la salle des profs n’est pas une exception. J’en ai entendu des centaines de variantes. Toujours de la faute de l’autre… l’enfant qui n’est pas capable, qui n’en veut pas, qui n’est pas motivé à la maison, ou même qui est carrément déculturé par ses parents, les collègues précédents qui n’ont pas assuré, le programme qui cadenasse de trop, la direction qui fait chier, l’inspecteur qui terrorise…. Tout tout tout justifie la rupture à ses propres blessures et attentes qu’on ne veut pas voir… qu’on ne peut pas voir !
On ne peut pas, parce que personne ne nous l’a dit qu’il faut être suivi par un psy pour pouvoir donner cours, prendre de la distance avec soi et pouvoir accepter l’autre comme et où il est, et comment il fonctionne…. Et encore, celui qui a été blessé, on pourrait encore le comprendre qu’il aille chez un psy. Mais celui qui a eu un parcours sans problème, des parents sympas, culturellement apprécié de ses professeurs… Et qui aujourd’hui ne peut entendre que pour tous ses élèves ce n’est pas pareil… lui aussi devrait aller voir un psy ?
Déjà, ce n’est pas facile d’être prof… être au top avec la matière, savoir la planifier, préparer ses cours, différencier les apprentissages, prévoir des manipulations, des classements, organiser la classe, gérer le groupe, les corrections et les évaluations… En plus il y a le programme, la hiérarchie, les parents… Alors s’il faut encore en plus être conscient de tous ces vécus qui nous forment, qui sont notre chemin, et seulement le nôtre ! Ce serait plus facile si on pouvait être prof dans des écoles sans élèves, ne pas tomber dans le miroir de nos propres limites que sont leurs attitudes en face de nous. Ou qu’il n’y ait plus de prof, parce que chacun a son histoire, que cette histoire est toujours susceptible de nous amener à nous méconduire ou même à blesser l’autre, les autres qui sont là assis, confiants et qui attendent d’apprendre… parce que l’école, ça sert à ça ! Pas à être le punchingball inconscient de malades, et nous sommes tous malades.
Nous sommes tous le produit de notre propre histoire, mais celle-ci n’est pas figée.
Le savoir, pratiquer l’écriture, peut avoir des effets thérapeutiques ou à tout le moins libérateurs : liberté d’exprimer, liberté de choisir la forme, le contenu, les mots pour le dire. Le pratiquer pendant ses études pour devenir enseignant peut aider à ne pas prendre en otage par après les élèves de nos classes. Non pas en demandant à nos professeurs de la Haute Ecole de jouer au pseudopsys, mais en aidant l’écrivain à découvrir le côté libérateur de l’écrit sans jugement, sans objectif, sans intention… Par cela, prendre conscience que notre identité est en devenir. Devenir sujet de son histoire et plus seulement produit, et éprouver la force de l’écrit, de la mise en mots des vécus, pour l’autoriser dans nos classes.
L’autoriser, non pas l’utiliser, l’analyser ou l’étiqueter en jouant, par ricochet, aux pseudopsys… laisser juste venir le désir d’expression et en connaitre la force, mais garder sa distance, rester à sa place d’observateur et, seulement si invitation faite par l’auteur, devenir spectateur, être ému, exprimer ses ressentis, entrer en relation… vraie, juste, « inutile ».
Savoir que notre histoire n’est pas figée et pratiquer en équipe l’échange de points de vue sur une situation, encore une fois sans intention autre que d’échanger. Le non-jugement, la non-critique, permettent à la personne qui propose une situation de se libérer de ses propres entraves pour entrer à l’écoute de l’avis des autres et se construire ou non de nouveaux concepts à partir du collectif. Pratiquer l’écriture collective centrée sur les apprentissages et tout ce qui l’emballe : le pragmatique, l’émotionnel et l’inconscient avec un groupe de pairs.
La mise en écrit, au-delà des échanges oraux, permet de prendre de la distance, permet aussi la relecture, les visites régulières ou non, dans l’immédiat ou après que l’eau ait coulé sous les ponts. L’idée n’est pas que le groupe construise l’individu, qu’il lui apporte de nouvelles pistes de travail, mais simplement de proposer une carte plus riche et plus rapidement contruite dans laquelle l’individu pourra lui-même choisir le chemin ou peut-être même un autre encore, insoupçonné, qui est venu à lui par capillarité à partir de ceux construits par le groupe. Il ne s’agit pas d’amener l’enseignant à la rupture, mais de provoquer des multitudes de tensions fissurantes que la personne, quand elle sera prête, acceptera de transformer en brèches, puis en objets de transformation.