Usiner et ajuster, réfléchir et créer…

L’école, l’entreprise, l’école encore. Voici un parcours de vie professionnelle, des choix méthodologiques et la posture d’un enseignant à l’atelier. Ça usine !

Je suis prof de mécanique usinage, d’ajustage dans une école de la campagne liégeoise. Mes liens avec l’école débutent à la maison puisque je suis moi-même fils de prof. J’associe d’ailleurs mes primaires aux petites écoles de campagne où je sers de bouche-trou, pour combler le manque d’élèves et éviter ainsi les fermetures. Mes problèmes scolaires débutent en secondaire, après le divorce de mes parents, où je redouble ma deuxième et ma troisième année. Je quitte alors les sciences économiques et suis réorienté vers l’électromécanique en 3Q et 4Q. Il faut croire que cela me convenait mieux. J’étais un élève assez déconneur et excité, jusqu’à ce que je comprenne que l’école pouvait me permettre de devenir autonome et indépendant. J’ai donc ensuite choisi de me tourner vers une cinquième, sixième et septième professionnelle tourneur, fraiseur et ajusteur. Je ne regrette pas d’avoir décroché mon cess la dernière année même si, à l’époque, je n’aspirais qu’à travailler, et l’on me proposait différents boulots. Je me considère comme un pur produit du qualifiant, un redoublant pur jus qui a trouvé sa voie malgré ses échecs. Peut-être que, grâce à ce parcours, je comprends mieux aujourd’hui les élèves qui travaillent dans mon atelier et qui ont un vécu scolaire aussi chaotique que le mien.
En sortant de l’école, j’ai travaillé six mois comme usineur en série, mais le côté répétitif ne me plaisait pas et je me suis dirigé vers la mécanique automobile, puis moto. Étrange que l’école en ait fait des options différentes, car cela reste après tout du travail d’assemblage de pièces dessinées, usinées, coulées. Comme j’aime le changement, je suis ensuite parti travailler dans le domaine de la conception et la fabrication de pièces composites, activité que je poursuis toujours, après l’école.

Apprendre en entreprise

Mon dernier boulot avant de devenir enseignant était électromécanicien dans une confiturerie. À cette occasion, il m’arrivait souvent d’avoir des stagiaires dans les pattes ! Beaucoup d’entre eux étaient un peu perdus et donc peu motivés, se retrouvant dans ce métier par défaut. Et puis les conditions d’apprentissage n’étaient pas idéales. En effet, je n’avais pas de contact préalable avec l’école hormis des documents que nous n’avions, en production, de toute façon pas le temps de lire ! En fait, j’étais rarement mis au courant de l’arrivée des stagiaires… Je ne savais pas ce que leur école attendait de moi, en tant que maitre de stage, et puis, dans l’entreprise, j’étais très actif et j’avais d’autres chats à fouetter. Ajoutez à cela que je n’avais aucune formation pédagogique et vous comprendrez que je ne garde pas un excellent souvenir de ce rôle. Je crois qu’il faut en tout cas plus d’interactions entre les enseignants et les maitres de stages pour que ça fonctionne.
Fils de et marié à une enseignante, j’étais conscient des difficultés du métier, mais aussi de la joie de voir les jeunes s’épanouir. Alors, j’ai décidé de retourner à l’école, pour devenir prof de travaux pratiques, fort de mes différentes expériences. J’ai donc suivi un cours de cap qui m’a appris énormément de choses utiles à ce métier. Je suis aujourd’hui prof en deuxième année, dans le cadre des activités complémentaires, en troisième et en quatrième professionnelle mécanique polyvalente, ce qui me permet de suivre les élèves au moins deux ans d’affilée.

Apprendre dans un atelier

Mon atelier est un monde très différent de celui de la classe. Les élèves peuvent bouger, parler, faire du bruit, manipuler, regarder les autres. J’essaye d’en soigner le cadre : j’insiste, par exemple, sur la propreté des machines. Et puis, il y a les règles zéro, non négociables, celles liées notamment à la sécurité. Et celles que l’on peut négocier. Je demande régulièrement aux élèves ce que l’on pourrait améliorer. Nous avons changé l’éclairage ou fait une demande au chef d’atelier pour obtenir une autre machine. La musique est également apparue. L’idée est que les élèves s’y sentent bien pour favoriser leur créativité. Au fond, ils doivent être un maximum libre dans un cadre un maximum sûr. À la journée portes ouvertes, un jeune a dit à un visiteur qu’il aimait bien l’atelier parce qu’il y faisait ce qu’il voulait. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais c’est assez révélateur…
En début de troisième année, je leur donne une petite pièce à usiner. Elle me permet d’évaluer les compétences initiales de chacun. Ensuite, je leur propose différents petits projets personnels suivant leur niveau : décapsuleur, lampe de bureau, porte-gsm… J’exige que le travail soit original et personnel. Je dois pouvoir les différencier et les associer à chacun d’entre eux. Ils sont évidemment très fiers de les ramener à la maison ou de les rapporter à l’école pour les exposer. Mais ils éprouvent aussi pas mal de difficultés pour avoir des idées. Alors, pour leur en donner, je leur montre des exemples sur Pinterest et nous discutons ensuite de la faisabilité de ce qu’ils veulent faire. Qu’est-ce que le produit va demander comme matériel, comme compétences, quelles difficultés vont-ils avoir ? Ensuite, ils doivent faire un croquis à la main, puis un dessin à plat à l’échelle 1/1 si possible. Ils découpent enfin un papier pour se représenter les pliages nécessaires avant d’usiner, scier, ajuster… Cela demande pas mal de compétences intellectuelles, manuelles et morales pour arriver au bout de l’objet : la conception, la dextérité bien sûr et le fait de ne rien lâcher même si on s’énerve, de trouver d’autres solutions techniques.

Seul et en équipe

J’essaye de m’appuyer sur leurs qualités. Les élèves dans la lune sont parfois plus créatifs que les fonceurs alors je les associe afin qu’ils s’entraident. Après tout, en entreprise, on travaille presque toujours en équipe. À l’atelier, il y a donc les projets individuels et les projets collectifs. Pour ces derniers, je récupère plein de machines différentes : une débroussailleuse, un quad pour enfant, un moteur de scooter, une tondeuse, un groupe électrogène, une trottinette, et j’en passe ! Ça leur permet de s’entrainer à visser, dévisser, démonter — ce qui est dans le programme — avec la permission de se tromper et de casser à moindres frais. Si ça arrive, on analyse ensemble ce qui n’a pas été.

Quad ou pas quad ?

Surtout, ces objets récupérés sont souvent le point de départ de projets collectifs. Par exemple, parce qu’ils doivent régulièrement traverser la grande cour pour passer de l’atelier de mécanique usinage à l’atelier de soudage, ils ont proposé de placer le moteur du scooter sur le quad pour enfant et de gagner ainsi du temps dans leur trajet. J’ai dit : pourquoi pas ? On a réfléchi ensemble à la faisabilité et à la rentabilité du projet. Puis, au gain de temps. En classe, on a calculé la distance, la vitesse possible du quad qu’on a comparée avec la marche rapide. Cela valait la peine d’y travailler, le quad avance bien. Bientôt, on verra un petit bolide traverser la cour ! Certains travaillent sur la suspension arrière, d’autres sur le support de selles, sur la visserie etc. On passe de l’ajustage, à l’usinage, au soudage : les cours sont décloisonnés. Ils bossent seuls ou en petits groupes.
L’atelier n’est pas toujours équipé, mais ne pas être équipé permet aussi d’être créatif et d’apprendre à devenir technicien. Comme dans le film Apollo 13, lorsque les astronautes se retrouvent en mauvaise posture et qu’ils doivent trouver une solution technique pour survivre avec du matériel limité, les élèves et moi, nous nous retrouvons autour de la table avec les outils et le matériel dont nous disposons et nous réfléchissons à une manière d’y arriver. Je leur dis souvent, nous mettons nos cerveaux respectifs dans un bocal commun ! Quand ils ont dû trouver une manière de mettre une épaisseur entre deux feuilles de métal de leur porte-gsm, six élèves ont cogité ensemble et ils y sont arrivés !

Miroir brisé

Cela m’oblige à réaliser la plupart des travaux avant eux, pour anticiper les difficultés. Je ne les fais pas devant eux parce qu’ils ne sont pas là pour me copier : ils doivent apprendre en cherchant. En revanche, à l’atelier, j’essaye toujours de me montrer motivé et volontaire, je me dis que j’ai plus de chance qu’ils le soient également. Alors je travaille sur autre chose, tout en me montrant disponible. Parfois, je travaille de la main gauche pour me mettre un handicap et mieux saisir les difficultés. Cependant, je n’ai pas encore trouvé de parade à l’absentéisme qui est un vrai frein parce qu’elle crée des tensions entre les élèves motivés et les autres lâchés. J’essaye de désamorcer tout cela.
D’autres profs donnent des plans aux difficultés croissantes, les uns à la suite des autres et les élèves exécutent les différentes opérations sans réfléchir. Je préfère qu’ils réfléchissent, soient auteurs, que leurs productions soient le fruit d’un cheminement, qu’ils en soient fiers, quitte à ce que cela prenne plus de temps et que cela me demande pas mal d’énergie. En effet, je dois cogiter longuement sur les manières de faire, à en attraper des maux de tête ! Mais si c’est le prix pour produire, pour créer, pour dépanner, pour trouver des solutions en dialoguant, en faisant des compromis, cela vaut la peine. C’est la vie ! En tout cas, je prends mon pied et les journées passent vite.