Le Conseil : peut-on tout se dire ?

Ma place, ta place, une place pour chacun, plein d’enjeux se cachent derrière ces choix qui, dans ma classe, se discutent en Conseil avec les élèves.

Nous sommes début janvier, dans une classe de première différenciée regroupant douze élèves.

Douze, en effet, et non plus onze, car nous avons accueilli Charlie qui était dans l’autre groupe-classe. C’est une mesure que l’on teste. Un renvoi définitif lui pend au nez. Dans l’autre groupe, il prenait trop ses aises, était souvent exclu, n’acceptait pas les limites. Je le connais de l’année passée, bon an mal an, on a fini l’année ensemble. Malheureusement, c’est le seul à n’avoir pas obtenu son CEB (raté en 6e primaire et raté en 1re différenciée). Comme ce groupe d’élèves est plus calme, on essaie.

« Ce qui est dur, c’est la réalité à laquelle nous sommes parfois confrontés et non les mots qui la nomment. »

Samantha est venue me trouver dès qu’on a franchi la porte en me disant : «Il faut qu’on change les places, je n’en peux plus d’être assise à côté d’Adrien.»

Comme je veux faire une vraie place à Charlie et non le glisser dans un creux et qu’effectivement, cela fait au moins trois semaines qu’on a la même disposition et les mêmes places, je décide de faire un Conseil extraordinaire.

Les bancs sont déjà disposés en U, pas besoin de se mettre en cercle pour débattre. J’utilise les mots rituels : «J’ouvre le Conseil» et j’ajoute qu’aujourd’hui, je vais le présider. Deux points à l’ordre du jour : l’arrivée de Charlie et les places.

Des visages s’illuminent, d’autres maugréent : «Moi, je suis bien ici, je veux y rester.» Des regards s’échangent, des gestes aussi. «Toi et moi, on se met ensemble?»

Point 1 : accueil de Charlie

J’accueille officiellement Charlie parmi nous, j’explique au groupe les motifs qui ont prévalu à ce changement de classe.

Une collègue avait émis des craintes à en parler ainsi ouvertement et devant tous. Pour ma part, c’est bien au Conseil que les choses doivent se dire. Le comportement y est régulièrement abordé à travers l’institution Je critique/je félicite/je propose. Des adultes me demandent parfois si ce n’est pas stigmatisant, si ce n’est pas un lynchage public. Tout dépend sans doute de comment les choses sont dites.

Dans ma classe, nous avons plusieurs règles. Premièrement, c’est moi qui anime ce temps-là même si c’est un élève qui préside tout le reste du Conseil. Deuxièmement, ce temps se fait sur inscription préalable. On réfléchit avant d’y porter quelque chose, On apprend à différer, on ne joue pas au pingpong : «Il a dit ça alors moi, je dis aussi sur lui.»

Troisièmement, on s’exprime en je. On ne juge pas, on n’enferme pas l’autre, on pose des questions. Celui qui est nommé a le droit de répondre. En cas de litige où les faits ne sont pas reconnus, je demande s’il y a des témoins, mais c’est vraiment rare. Et pour finir, j’invite celui qui a été lésé à exprimer ce qu’il attend de l’autre (des excuses, une réparation…). J’estime que d’avoir une parole publique, en présence d’un adulte, dans un lieu institué, empêche justement la sauvagerie des menaces, des pressions, des coups. Je constate également que certains jeunes comprennent mieux la critique quand elle vient de leurs pairs que si elle est assénée par l’adulte.

Ici, pas de critique pour Charlie. J’explique simplement les circonstances qui nous ont amenés, nous les adultes, à le faire changer de classe.

Samantha, la responsable affichage demande la parole et dit qu’elle voudrait rajouter le prénom de Charlie sur l’affiche des prénoms croisés sous forme de scrabble. Elle a déjà trouvé une place où l’insérer. Un autre prend la parole pour dire qu’il faudrait aussi noter la date de son anniversaire sur le calendrier. Charlie s’exprime en disant qu’il se sent déjà bien dans cette classe et qu’il est sûr que ça va l’aider.

Point 2 : les places

Les changements de places se passent toujours en plusieurs temps. Tout d’abord, on décide ensemble de la disposition du mobilier. Le local est assez grand, ce sont des bancs individuels, plusieurs configurations sont possibles. En U, en rangées, en ilots, parfois des mix de tout cela. On pense d’abord collectif avant de choisir chacun un emplacement.

Aujourd’hui, les élèves se mettent assez rapidement d’accord pour dire qu’ils veulent rester en U ou en fer à cheval pour le dire autrement. Ma collègue qui travaille, elle aussi, dans cette classe m’a dit qu’elle apprécie cette disposition qui lui permet de circuler facilement pour aller vers chacun. Personnellement, je trouve que le fait de se voir tous ainsi multiplie les échanges de regards, les rires… Mais bon, allons-y.

Je dessine les dix-huit bancs sur le tableau et je les numérote. Il y a plus de bancs que d’élèves, car à d’autres moments de la journée, des groupes plus nombreux occupent le même local.

Souvent, si je ne mets pas quelques règles en début d’année, je me retrouve avec toutes les filles d’un côté et les garçons de l’autre. Certains élèves bénéficient d’aménagements raisonnables. Ceux qui ont des troubles de l’attention doivent être un peu isolés et plutôt à l’avant. Je dois souvent le rappeler, car spontanément, ils préfèrent se retrouver avec les copains pour qu’il y ait plus d’ambiance.

Samantha exprime qu’elle ne veut plus être à côté d’Adrien qui lui parle tout le temps et qui la distrait. Dommage, car vu les troubles de l’attention qu’il a, elle était un repère pour lui, quand tous les autres sont déjà au travail, souvent il n’a pas encore pris le bon document pour s’y mettre. Lillo voudrait rester à côté de Nassim, mais ce dernier demande à souffler un peu.

Lillo est arrivé la deuxième semaine de septembre, il était inscrit dans une école proche de la nôtre. Sa mère est venue demander qu’on l’inscrive chez nous, car dans l’autre établissement il avait reçu plusieurs mots dans son journal de classe et une menace d’exclusion s’il continuait comme ça. Elle était très tracassée et nous a juré que son enfant ne posait pas de problème. En pratique, il en va tout autrement. Il n’a aucune retenue, il exprime tout haut ce qui lui passe par la tête, il se parle tout seul, fait des choses bizarres. Les autres élèves ont bien du mal avec lui, il est gentil, mais pesant. Parfois, il leur fait des doigts d’honneur, insulte les mères, il sourit sans cesse, rien ne semble le toucher sauf justement ces temps où lors du Conseil, les autres lui disent ce qui ne va pas et qu’ils lui demandent d’arrêter. Il a parfois des tics nerveux, son attention est très limitée et il cherche sans cesse le regard des autres.

Bref, il aimerait être à côté de Liliana pour qui il a un faible, mais elle ne veut pas. Personne n’en veut. Nassim, très mature avait accepté de l’avoir auprès de lui, mais là, il a besoin de prendre distance et le dit clairement.

Je suis bien embêtée. Je ne veux pas blesser Lillo, mais le constat est là, son comportement est tel que ses compagnons ne veulent pas l’avoir à côté d’eux à longueur de journée.

Lorsqu’il s’agit de travail, j’impose parfois les groupes et je suis intransigeante, il n’est pas question de refuser de travailler avec lui. Mais ici, au Conseil, les places se décident ensemble.

Ça n’a pas l’air de le tracasser, il continue à sourire. Nassim accepte la proposition de Charlie pour qu’il s’asseye à côté de lui. Les autres semblent trouver chaussure à leur pied. Ceux qui doivent être plus isolés se mettent aux extrémités du U avec un banc vide à côté.

Je demande alors à Lillo s’il accepte que son banc soit au sein du U, à l’avant. Il ne dit pas oui tout de suite, mais n’a aucune autre proposition. Je lui rappelle tout ce qu’il fait et qui met les autres mal à l’aise, il dit qu’il comprend et finalement accepte cette nouvelle place.

La proposition notée au tableau devient alors décision puisque tous sont d’accord. «Je déclare le Conseil fermé.»

Chacun se met en mouvement pour rejoindre sa nouvelle place.   

Parfois, lorsqu’on est confronté à des situations difficiles, des gens réagissent en disant que les propos sont durs. Je pense que ce qui est dur, c’est la réalité à laquelle nous sommes parfois confrontés et non les mots qui la nomment. Si un cadre de parole est installé, que le professeur est garant que les choses puissent se dire de façon audible pour chacun et qu’on cherche ensemble des solutions, je trouve qu’il faut le faire et non se retrancher derrière des paroles individuelles en-dehors des lieux qui sont là pour sécuriser chacun.